Scandale pour un palais perdu

Il est un peu plus de six heures du soir, ce mercredi 25 février. Sous la verrière du Grand Palais, les lots de la vente Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé s’égrainent  à un rythme régulier, à la satisfaction du vendeur –on peut l’imaginer- puisque les enchères s’envolent régulièrement au-dessus des estimations les plus basses. La salle ronronne doucement bercée par les coups de marteaux qui dispersent, à droite, à gauche, à des acheteurs anonymes, de superbes émaux limousins ou de merveilleuses faïences vénitiennes du XVIe siècle. Une grande heure du marché de l’art se vit donc au Grand Palais sous le ministère de Christie’s.
Mais l’événement le plus symbolique se passe peut-être dehors, au même instant.

De la capitale, de banlieue ou des environs plus lointains encore, nombre de jeunes Chinois se rassemblent à l’extérieur, devant la façade. Ils n’auront aucune chance de pouvoir assister à la vacation de 19 heures, réservées aux VIP du monde des arts, et qui va débuter par la dispersion des lots 677 et 678. Il s’agit de deux éléments en bronze représentant une tête de rat et celle d’un lapin provenant de la fontaine zodiacale du Palais d’Été, édifié par l’empereur Qianlong (1736-1795).

Ils sont là de plus en plus nombreux : étudiants, employés, commerçants, élèves des grandes écoles…
Ils distribuent un petit livret photocopié qui cite abondamment Victor Hugo et son indignation  à l’annonce du sac du Palais d’Été, en 1860 par les troupes de l’armée franco-anglaise. En effet, sans aucun ménagement, ces champions de la civilisation avaient incendié cet univers de marbre et de jade aménagé, à partir de 1750, par trois Jésuites, architectes impériaux, le P. Giuseppe Castiglione, italien, et deux français, le P. Jean-Denis Attiret originaire de Dole (Jura) et le P. Benoist Michael. Pillé et saccagé par les Français et les Anglais, le palais resta abandonné durant près de vingt ans. Ses précieuses dépouilles, porcelaines, bronzes, émaux, pierreries, perles, cristaux etc…. se trouvent essentiellement conservées de nos jours au British Museum, à Londres, ainsi que dans les réserves du palais de Fontainebleau !

Ce soir donc seront vendus deux des éléments de la fontaine vandalisée voici près d’un siècle et demi.

En Avril 2000, à Hong Kong étaient réapparus sur le marché de l’art le taureau et le singe ; en 2003, le cochon racheté pour le compte de la Chine ; en 2007, le cheval retrouvait son pays d’origine. Qu’en sera-t-il du rat et du lapin ?

À l’annonce de la vente, une association pour la Protection de l’Art Chinois en Europe a assigné immédiatement en référé, devant le tribunal de Grande Instance de Paris, la société Christie’s France et la société Pierre Berger pour demander la suspension de la vente des deux lots. Elle demandait également à l’État par l’intermédiaire du Ministère de la Culture que les deux bronzes soient placés sous séquestre, par exemple au musée Guimet.

Considérant que «  l’association ne justifiait pas d’un intérêt au maintien de la demande tendant à obtenir les mesures conservatoires de suspension de la vente et de séquestre des biens mis en vente sous les numéros 677 et 678 », l’association a été déboutée et condamnée, en plus des dépens, à verser en applications des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile 1000 euros à chacun des défendeurs.

À la lecture d’un tel attendu, on est donc en droit de s’interroger. Que ce serait-il passé si l’ambassade de Chine, justifiant d’un intérêt non contestable, avait elle-même saisi le juge des référés en suspension de la vente ? L’ambassade n’aurait eu aucun mal à démontrer que ces deux œuvres d’art avaient été volées en Chine en 1860. Dès lors, le juge aurait eu très certainement beaucoup plus de difficulté pour rejeter la requête.
En effet, dans une affaire semblable, une ordonnance du 12 décembre 2007 a permis à la république de Turquie d’obtenir gain de cause à l’encontre d’une société de vente qui s’apprêtait à vendre un carreau provenant de la mosquée d’Eyup. La Turquie sut produire devant le tribunal des photographies du mur de la mosquée portant des carreaux identiques au lot mis en vente ainsi qu’un un extrait d’un ouvrage décrivant le pillage de la mosquée en 1919-1920.
Dans ses attendus, le tribunal reconnaissait bien fondée « l’affirmation de la demanderesse (la république de Turquie) qu’appuie la dénomination de l’œuvre au catalogue permettant d’identifier le carreau en cause comme provenant d’un monument dont il est allégué qu’il était propriété de l’État turc ».  Le tribunal suspendit la vente du lot incriminé et constitua la société de vente séquestre du carreau en question.

Adjugés pour 24 000 000 d’euros, le lapin et le rat de la fontaine zodiacale du Palais d’Été feront peut-être une nouvelle fois surface dans quelques années ou peut-être ont-ils été acquis par un grand mécène chinois qui en fera don à son pays ?

Quoiqu’il en soit, les jeunes Chinois qui se pressent devant le Grand Palais, ce 25 février, sont loin d’avoir perdu la partie.

Au contraire, quelle leçon viennent-ils de donner à la France, à l’Europe à l’occasion de cette revendication pacifiste.

À nous qui nous présentons toujours comme les champions de la Culture ou des droits de l’homme, à nous qui avons bien vite oublié le pillage orchestré à Pékin en 1860, ils nous renvoient devant notre propre identité celle du passé comme celle de demain. Nos jeunes élites accepteraient-elles aussi généreusement de suivre un tel exemple ? Se mobiliseraient-elles en terre étrangère pour la cause du patrimoine national ?
Les imagine-t-on à Pékin chercher à faire rentrer en France un meuble de Versailles ?
Si la réponse est non, c’est que probablement nous avons perdu une part de ce que nous sommes !

Quant à ces étudiants chinois, il convient, je crois, de s’incliner simplement devant eux !

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