La société du mépris de soi

/Dans un bref essai sous-titré De L’Urinoir de Duchamp aux suicidés de France Télécom, François Chevallier établit le diagnostique de notre « dé-civilisation » occidentale.

Des premiers ready-made de Duchamp aux suicides que la France éprouve depuis quelques années dans une ancienne entreprise d’Etat, sans que cela semble remuer outre mesure nos consciences endormies, le lien n’est pas évident d’emblée, et pourtant l’auteur nous en convainc : ces gestes ont tous pour origine le mépris de soi.

Car, démontre François Chevallier, l’homme moderne, le post-moderniste occidental, ayant perdu toute estime de soi et donc de l’autre, n’est plus même en mesure de se révolter et trouve plus logique de se suicider que de s’en prendre à ceux qui le poussent au déni de soi.

« Disons-le froidement écrit-il, qu’aucun des « suicidés de France Telecom », ou d’ailleurs, n’ait tenté de casser la gueule de ses supérieurs, de mettre une bombe sous les pieds du conseil d’administration ou d’entraîner avec lui dans la mort l’un ou l’autre des cadres responsables de son désespoir est une disgrâce pour l’humanité. »

En exposant un urinoir, Marcel Duchamp n’a pas créé un monde surgi de son imagination mais illustré ce vers quoi le monde occidental était en train de se diriger. Par ce geste qui était refus de tout ce qui avait nourri et codifié l’art depuis des siècles, il rejetait d’un coup tout ce sur quoi les hommes avaient trouvé à s’appuyer pour partager un monde commun. Car qu’y a-t-il à voir dans un urinoir semblable à tous les urinoirs ? Rien qui puisse satisfaire l’œil ou la sensibilité d’un spectateur ; rien qui ne soit qu’une réflexion personnelle dont Duchamp ne donne pas la clé.

Par ce geste écrit François Chavallier, Duchamp « mettait fin bel et bien à l’extraordinaire système d’échanges de flux subjectifs à travers l’espace et le temps qu’avait constitué jusqu’ici la création de formes chargées d’un sens à la fois inédit et accessible à tout être doué de conscience. Et surtout, ce qui était sans doute le but réel de l’opération, il interdisait à cet « autre » qu’est le spectateur toute possibilité d’accès aux chambres secrètes de son intériorité (faisant de l’essentiel de son œuvre un ensemble de rébus enfouis dans des « boites en valise » ou planquées derrière des portes sans loquet). »

Cette « démarche artistique » purement intellectuelle doit se comprendre comme un refus total et irrémédiable de s’attacher à des formes qui puissent toucher la sensibilité du spectateur comme l’avait été toute forme d’art jusqu’alors.

« Cette incapacité à penser l’art comme l’expression non pas de l’« esprit » d’un individu mais de la totalité de son être est à l’origine de tous les malentendus » écrit encore François Chevallier.  Dès lors, l’art n’était plus pour Duchamp et tous ceux qui se placeraient dans sa filiation que l’illustration d’êtres narcissiques qui, au lieu de donner à voir une œuvre, se mettaient eux-mêmes sur le devant de la scène en exposant des objets sans signification propre dont eux seuls pouvaient avoir l’explication et qui rejetaient de ce fait toute communion avec l’autre. C’est au final le geste de grands enfants immatures produisant n’importe quoi pour attirer l’attention vers eux, sans saisir qu’en rejetant l’autre, ils l’empêchent également de jamais le comprendre et que toute l’admiration ou l’argent qu’ils pourront récolter pour cela ne pallieront jamais le manque affectif qui fut la genèse de leur acte.

La Nouvelle Vague cinématographique ne serait ainsi selon François Chevallier, que l’illustration de ce phénomène. Des films de Godard tels que Pierrot le fou sont totalement déstructurés et incompréhensibles, les quatre cents coups de Truffaut et Hiroschima mon amour de Resnais ou encore le Genou de Claire de Rohmer mettent en scène des personnages sans colonne vertébrale qui, méprisant l’autre et se méprisant eux-mêmes, se laissent porter par la vague, n’ayant aucune volonté propre, aucun désir qui ne leur soit imposé.

Nous sommes dans « une manifestation idéologique de l’idéologie du refus de l’idéologie ! »

Or explique-t-il « faute d’un désir de vie créant une métamorphose poétique, toute apparence prétendument « objective » élaborée par un artiste ne peut renvoyer qu’à sa « souffrance » existentielle, tueuse de ce désir dont l’absence le livre sans défense à la domination permanente de sa pulsion de mort. En art rien n’est jamais innocent, il n’y a pas de forme « objective » car il n’y a pas de désir neutre, et se cacher derrière la raison pour construire une œuvre ne garantit pas qu’on ne fournisse pas involontairement à l’autre une échappée sur nos déraisons. Créer une œuvre volontairement « in-signifiante » en dit autant sur l’artiste que s’il en crée une pleine de sens. »

Comment ne pas penser encore à Houellebecq à la lecture de ce passage ? A cet être terne et sans passion qui assume la même platitude que ses personnages et dont la description censément objective du monde, nourrie de positivisme, n’est que l’envers de cette « domination permanente de sa pulsion de mort » décrite par François Chevallier ; n’est que la mauvaise interprétation du monde par un homme reclus sur lui-même et dont le seul objectif est d’attirer, par des insultes et des formules choc, l’attention des autres, de ces autres qu’il méprise profondément – en témoigne la littérature qu’il leur livre – mais dont il ne refuse pas les honneurs. On pourrait notamment examiner, dans son dernier roman, le rôle de Damien Hirst et Jeff Koons, ces deux « artistes » du néant dont la cotation des œuvres sur les marchés de l’art et l’image médiatique sont les premiers soucis.

Dans une société où le contact avec l’autre n’est plus perçu comme un enrichissement, comme une force vitale, on peut encore dans le meilleur des cas tolérer l’autre, dans le pire le mépriser et l’humilier. Schéma classique du narcissisme qui ne peut fonctionner que dans un rapport dominant/dominé. Le roman contemporain est très significatif de cet état de la société. Comme l’écrit Olivier Bessard-Banquy dans Sexe et littérature aujourd’hui, « le roman contemporain pose au lieu de démontrer, dit au lieu d’évoquer, d’illustrer, de faire sentir ou comprendre. » Comme si, le narcissisme ayant contaminé toutes les relations, il n’était plus possible que d’imposer à l’autre sa façon de voir, sans pouvoir lui faire ressentir ou lui transmettre un sentiment, une admiration, une crainte. Faute d’avoir encore un désir à soi et une subjectivité assumée (politique, religieuse, sexuelle…) il n’est plus possible d’admettre celle de l’autre. Il devient dès lors impossible et même inutile d’essayer de le comprendre.

« Dans une société de malades, les plus atteints prennent naturellement le leadership. »

Ainsi, dans un monde où chacun méprise l’autre parce qu’il se méprise d’abord, l’art n’étant pas coupable de ce mépris de soi mais en étant la parfaite illustration, il ne faut pas s’étonner que des employés, broyés par leurs supérieurs et par des directives qui font peu de cas de l’individualité des êtres, finissent par se suicider, ne trouvant même plus au fond d’eux la révolte nécessaire et salutaire pour continuer de vivre. Dans ces suicides à la chaîne, François Chevallier se demande quelle est la part de responsabilité qui revient aux dirigeants des grandes entreprises, à tous ces managers formatés par l’ENA, l’X, HEC et consorts, des écoles où l’on fait l’impasse sur les humanités, lesquelles permettent de comprendre la complexité de l’être humain, au profit du management des équipes, considérées non plus comme autant d’individualités mais comme une « masse salariale » prise en compte en terme de rentabilité. Dans cette perspective, quelle place reste-t-il pour l’être humain dont l’identité et l’altérité sont sans cesse bafouées puisqu’il n’est vu que comme un rouage au sein d’une grande machinerie ? On peut aussi mettre en question la part de responsabilité des politiciens et des fonctionnaires d’Etat qu’un narcissisme illimité pousse à chercher constamment le pouvoir et l’argent pour se persuader de leur existence. De ces hommes qui veulent se cacher leur mépris d’eux-mêmes en méprisant ceux qu’ils dirigent. Quelle est la responsabilité de tous ces executive managers et DRH au service de l’entreprise dont le seul but est d’écraser les personnalités en vue d’une meilleure rentabilité ?

« Tous ces brillants comptables archidiplômés forment une armée de porteurs de mort sans conscience, se qualifiant parfois eux-mêmes avec une fierté infantile, en hommage à leur manque total d’humanité, de killers. Des tueurs de pauvres au service de la plus sordide des causes : la cupidité. »

Lorsque l’an passé, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort d’Albert Camus, Nicolas Sarkozy expliquait que « ce serait un symbole extraordinaire de faire entrer Albert Camus au Panthéon », nous aurions voulu lui proposer de commencer par lire ce que Camus avait écrit et de le méditer : « Le fascisme, c’est le mépris […] Toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme ».

Ce n’est pas en récupérant les reliques d’hommes libres et humanistes que l’on s’achète une conscience et, à ce compte-là, nous ne pouvons que soutenir la famille du défunt contre cette tentative de récupération politique.

François Chevallier, La société du mépris de soi, De l’Urinoir de Duchamp aux suicidés de France Télécom, Gallimard, 120 pages, 9,50€.

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