Entretien avec François Chevallier

/François Chevallier est l’auteur d’un essai passionnant, La société du mépris de soi, De l’Urinoir de Duchamp aux suicidés de France Télécom (cf. notre article dans la rubrique livres). Nous lui avons posé trois questions qui nous semblaient pouvoir éclairer un peu plus sa pensée.

Culturemag : Dans votre essai, vous expliquez que l’artiste reflète la pensée ou les sentiments de son époque, qu’il peut les percevoir en amont mais n’en est pas la cause. Quelle serait alors, selon vous, la cause de ce mépris de soi dont vous parlez et que vous faites remonter à l’urinoir de Duchamp ?

François Chevallier : A vrai dire je ne fais pas exactement « remonter le mépris de soi » à l’Urinoir de Duchamp. Celui-ci n’est que le signe avant-coureur d’un phénomène en train de se développer dans les consciences occidentales et que la vulnérabilité paranoïaque de Duchamp lui a fait capter cinquante ans avant les autres. Il est une conséquence de l’oppression  physique et morale que la société industrielle sans dieu fait peser sur l’individu par l’uniformisation et la mécanisation de ses conduites1. Il est une conséquence du totalitarisme engendré non par les dictatures fascistes ou communistes (qui n’en sont elles-mêmes que des épiphénomènes) mais par le pouvoir bien plus insidieux de ce rationalisme scientifique baptisé Progrès qui culpabilise implacablement par des arguments logiques tout ce qui ne va pas dans le sens de la prospérité économique et de l’allongement de la vie.

Deux priorités purement matérialistes qui obèrent systématiquement la multiplicité des désirs qualifiés d’ « irrationnels » dont la satisfaction génère le sentiment de liberté et d’autonomie sans lequel nous perdons toute estime de nous-mêmes. La liberté de mettre sa vie en péril par exemple et de prendre le contre-pied de décisions « raisonnables » pour peu qu’on y trouve du plaisir. La responsabilité qu’implique le fait d’être un chef n’accroît notre sentiment d’autonomie que dans la mesure où elle laisse entrevoir la possibilité de donner libre cours à notre « sauvagerie ». Nous ne nous sentons vraiment autonomes que si la décision de détruire ne dépend que de notre volonté. Et non pas de lois enserrant nos pulsions dans un réseau d’interdictions tellement dense qu’elles nous interdisent d’être « imprévisible ». C’est-à-dire de vivre…

Le mépris de soi est le poison sécrété par un abus du « raisonnable » aboutissant à faire de nous les instruments de nos propres machines. Donc des individus doublement asservis à la fois aux machines et à ceux qui les possèdent. Le mépris de soi est la preuve que des millénaires de domestication n’ont pu arracher à l’homme ce sentiment fondateur qu’il ne peut se sentir exister pleinement que la sagaie à la main en train de s’avancer dans des contrées inconnues… Un sentiment qu’on ne pourra sauvegarder qu’en renégociant notre relation entre la raison et la sauvagerie nécessaire à notre épanouissement. Ce qui implique une redéfinition de la nature de l’homme et une nouvelle morale.

CM: Y a-t-il un remède à ce mal qui ronge notre société et dont l’art, autant que les suicidés de France Télécom sont les signes les plus probants ?

F.C. : a) Quel que soit le remède aucune réforme ne sera possible tant qu’on n’aura pas arraché les médias au pouvoir des  marchands et traité la publicité pour ce qu’elle est : une propagande idéologique ruinant par avance toute tentative d’éducation des enfants d’inspiration humaniste.

b) En admettant que ce préalable soit atteint, la réforme la plus urgente sera de replonger les enfants dans l’histoire, les littératures, les poésies, les philosophies, la géographie, les langues étrangères (au niveau européen). Tout ce qui permet la pensée critique et le jugement motivé. Mathématiques, sciences, techniques, économie devront être remises symboliquement et solennellement à leur vraie place : celles d’instruments ne faisant appel qu’aux fonctions mécaniques de l’esprit et incapables, de ce fait, de produire du sens (et donc de vous rendre capable de s’opposer aux sens qu’on veut vous imposer). Ce qui implique la suppression symbolique des Grandes Ecoles et la réhabilitation des grandes universités européennes comme lieu d’une nouvelle pensée.

CM : Vous mettez à nu un des maux essentiels qui rongent notre société : mépris de soi ou narcissisme. D’autres comme Jean-Philippe Domecq ou Pierre Jourde s’en étaient également pris à la Misère de l’art et à la Littérature sans estomac. Il semblerait que ce genre d’essais très critiques vis-à-vis des productions artistiques et littéraires actuelles rencontre un accueil de plus en plus large et favorable. S’agit-il à votre sens d’une prise de conscience ? D’un changement d’époque ?

F.C. : Bien plus que l’Art ou la littérature c’est le fonctionnement de la société post-moderniste toute entière qui a commencé à être remise en question. Un coup d’œil dans les bonnes librairies suffit à s’en assurer. Ma propre réflexion doit d’ailleurs beaucoup à des gens comme Christopher Lasch, qui ne date pas d’hier, à Pierre Thuillier et à sa Grande Implosion de 1995, aux ouvrages de Robert-Dany Dufour dont tout le monde devrait lire La Cité perverse, à ceux de Bernard Stiegler et de Jacques Généreux dont mon analyse de Duchamp conforte les thèses et à beaucoup d’autres démontrant que dans la société post moderne Art, Culture, Shopping et Divertissements ne sont qu’un seul et même leurre agité par les maîtres du monde pour détourner l’individu, spolié par leurs soins, de la tentation du combat politique. Bref pour l’enfoncer un peu plus dans son immaturité, dont les œuvres de Murakami et Jeff Koons sont les symboles les plus achevés. Mais il ne faut pas s’y tromper : l’Art contemporain, aussi ignoré du grand public qu’il puisse être en tant qu’art (beaucoup trop élitiste non par ses objets infantiles mais par les discours ésotériques qui les valorisent) trône néanmoins dans les consciences comme le symbole de la modernité de notre temps. Il est le monument que les nouvelles élites se sont élevées à elles-mêmes pour prouver que leur Nouveau Monde technologique et financier était aussi capable que l’Ancien de produire quelque chose qui ressemble à de la spiritualité.

C’est pourquoi on ne peut le prendre à la légère ni le réduire à ses possibilités éventuelles de juteuses spéculations financières (moins intéressantes, d’ailleurs, que ne le croit l’imagination populaire). Il est en fait une sorte de Temple médiatique dont les objets du culte appelés œuvres d’art résument tous les canons de la post-modernité : l’insignifiance revendiquée, l’inachèvement systématique, la reproduction à l’infini, la gestuelle énigmatique, le calembour inapproprié, l’exaltation de l’approximatif et du déchet…

Pas étonnant puisqu’il est en somme le produit de deux, voire trois générations, dont l’éducation fondamentale, celle de la sensibilité individuelle et de la réflexion critique qui donnent accès au sens caché des choses, a été réduite à sa plus simple expression. Mieux : a été rendue impossible par un spectacle médiatique recouvrant le réel et l’uniformisant dans les consciences au point de neutraliser par avance tout débat à son sujet. Finalement cet art contemporain, dans ses manifestations les plus simplistes, qui sont souvent les plus célèbres, n’est que la régurgitation de cette réalité totalement artificielle que pub, BD, TV, groupes musicaux et autres médias jeunistes déversent depuis plusieurs générations dans des consciences désarmées par une éducation dévoyée par la techno-science de sa fonction principale : la reconnaissance des repères de l’authenticité. Un simple coup d’œil sur la liste des livres réellement lus par les élèves de nos fameuses Grandes Ecoles expliquerait mieux qu’un discours cet effondrement du jugement occidental. Mais il n’y a pas de doute que ce nouvel art, indépendamment de la puissante organisation financière qui le sous-tend, donne à une élite de technocrates incultes cette aura de justification morale sans laquelle, en dépit de ses richesses, elle ne se sentirait pas une caste supérieure. C’est pourquoi le destin de cet art dit contemporain est plus que jamais lié à l’évolution future de la société. Son déclin ne paraît envisageable qu’en fonction de celui des prédateurs mis au pouvoir par l’indifférenciation et le relativisme post moderniste, ce qui implique une reconstruction du sens et un retour aux utopies constructrices de valeurs… En aurons-nous le temps avant que l’Occident ait perdu tout crédit ?

propos recueillis par Matthieu Falcone


1 cf. La Société du Mépris de soi p.89 : « D’où une auto-mutilation permanente de lui-même… ».
Et p.117 : « Où donc l’individu occidental pourrait-il récupérer un peu de fierté… ».

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