Les frères Himmler

/« Nous avons pris l’habitude de considérer les criminels nazis comme étant individuellement responsables de leurs actes. L’état de droit ne reconnaît pas la responsabilité collective, mais uniquement l’individuelle (…) L’approche exclusivement juridique des assassinats de masse nationaux-socialistes a longtemps dominé notre perception. D’autant plus qu’elle s’accordait à l’idée communément admise qu’une poignée de criminels situés au sommet du régime aurait été seule responsable de la terreur, des persécutions et des mises à mort, tandis que la majorité de la population n’aurait fait qu’obéir aux ordres et serait donc exempte de toute responsabilité personnelle, une vision des choses qui convenait au désir collectif de déculpabilisation et de refoulement », écrit Michael Wildt, professeur d’histoire à l’université de Berlin dans la postface au livre de Katrin Himmler.

Et d’expliquer que, après avoir longtemps tenu les quelques hauts gradés du parti national-socialiste pour responsables des horreurs de ce régime, après en avoir fait des monstres, des êtres sanguinaires et inhumains, cette théorie a été supplantée par une autre qui voulut expliquer que le coupable était davantage le système bureaucratique et que, chacun répondant aux ordres d’un supérieur, exécutant le travail qui lui était demandé, c’était, au final, un système qui était en cause.
Ce n’est que la troisième génération, celle de Katrin Himmler, petite-nièce de Heinrich Himmler, qui a su apporter un éclairage qui réunisse les premières théories et les dépasse, en mettant en cause aussi bien les individualités que le système totalitaire, un système totalitaire, quelle que soit la forme qu’il prenne et aussi déshumanisé qu’il paraisse, étant forcément le produit des hommes.
Ce que Katrin Himmler révèle dans son témoignage est, d’une part, que les Allemands dans leur grande majorité ont soutenu et appelé de leurs vœux le régime hitlérien – parfois en méconnaissance de cause, il est vrai – et d’autre part, que l’avènement de la Solution Finale a été facilitée par les névroses d’un homme rigide, physiquement faible et qui avait le besoin profond de prouver au monde en général, à Hitler en particulier, de quoi il était capable.

La grande force du livre Les frères Himmler est donc de mêler l’histoire familiale à l’Histoire ; de permettre de comprendre à la fois comment Heinrich Himmler, le frère du grand-père de Katrin Himmler, qui fut aux côtés de sa famille jusqu’au bout, a pu devenir le bras exécutant d’Adolf Hitler pour commettre les tâches les plus ignobles, les plus terrifiantes et également comment ce régime s’est mis en place petit à petit, avec l’appui de familles de l’aristocratie bavaroise notamment, catholiques et attachées à leurs traditions pour beaucoup, sur les ruines de ce qu’elles appelaient le diktat de Versailles. De quelle manière, enfin, pour prouver au monde de quoi l’Allemagne, unie par un sentiment d’humiliation et de ressentiment, était capable, certains en sont arrivés à commettre l’impensable et d’autres à soutenir l’impensable.

« De ce fait, explique encore Michael Wildt, l’ouvrage de Katrin Himmler n’est pas seulement un livre sur les trois frères Gebhard, Heinrich et Ernst Himmler, c’est aussi le récit d’un voyage dans les profondeurs obscures de l’histoire de sa famille. Une telle exploration nécessite une persévérance considérable, mais avant tout la volonté, voire le courage, de s’y confronter. »

Le livre de Katrin Himmler est en effet d’un grand courage car il met à mal les légendes familiales selon lesquelles seul Heinrich aurait été impliqué dans le nazisme, alors que, ses longues recherches le prouvent, toute sa famille le soutenait et même, d’une certaine manière, l’admirait et profitait de son pouvoir. Partant de cette histoire individuelle, il fouille dans le passé de tout un peuple pour démontrer que celui-ci est responsable de ce qui a été produit au nom du national-socialisme. Denis de Rougemont le démontra parfaitement lui aussi dans son Journal d’Allemagne écrit en 1935-36 : le nazisme n’était pas un fait isolé en Allemagne mais répondait à l’aspiration de tout un peuple qui crut faire son unité en se fondant sur une supposée race supérieure et un pangermanisme guerrier.

« L’attachement qui liait Heinrich et sa famille, solide et permanent, est sous-estimé aussi bien par la recherche historique et biographique que dans les récits de ma famille – peut-être parce qu’on souhaite garder ses distances avec un criminel tel que Heinrich Himmler, une personnalité que l’on aimerait considérer comme unique en son genre, une « anomalie » avec laquelle son environnement « normal » n’a rien en commun, pas plus que nous-mêmes », écrit Katrin Himmler.
Or, Heinrich Himmler était semblable à de nombreux jeunes hommes de son époque et de son milieu socio-culturel, étant peut-être simplement un peu plus ambitieux que la moyenne. Mais les portraits des hommes influents qui sont tracés dans ce livre sont bien loin de celui du pervers déviant qu’a pu en donner Jonathan Littell dans Les bienveillantes, par exemple.

Aussi dur que cela puisse être à accepter pour un peuple, il faudra certainement qu’il reconnaisse qu’une grande majorité de ses ancêtres a soit participé activement, soit soutenu moralement le régime nazi et que bien peu ont compris pourquoi on se permettait de les juger et de les condamner après la défaite du régime. C’est dire si leur bonne foi ne peut être mise en cause et si le travail qui conduit à en dénouer les causes et les origines peut être long et tortueux.

Katrin Himmler, Les frères Himmler, 349 pages, éditions David Reinharc.

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