Livres 2011 : il n’est pas trop tard

/ Il n’est pas trop tard pour offrir des livres de l’année 2011. Encore moins pour « bien lire ». CultureMag vous offre une session de rattrapage !

Sélection de Gilles Brochard

Sylvain Tesson, Dans les Forêts de Sibérie, (éditions Gallimard, 17, 90 €)

L’envol d’un aventurier hors pair vers un cabanon perdu près du lac Baïkal. Pour y faire l’expérience avant 40 ans de la solitude, du froid et de la foi. Sous la forme d’un journal intime, Sylvain Tesson raconte ces jours heureux où « la forêt », « le temps », « le lac », « les bêtes », « les pleurs » et « la paix » sont disséqués au scalpel. Caustique et corrosif. Une splendide dissertation sur l’homme à nu, avec ses vérités et la découverte d’un hors-temps.

Extrait : « Tout ce qui reste de ma vie ce sont les notes. J’écris un journal intime pour lutter contre l’oubli, offrir un supplétif à la mémoire. (…) Le journal intime, opération commando contre l’absurde ».

/Dominique Paravel, Nouvelles vénitiennes (éditions Serge Safran, 16 €)

Sept nouvelles magistrales qui racontent l’histoire de Venise, sa construction, sa dimension esthétique, sa folie, ses intrigues, ses bassesses et ses grandeurs. « À Venise, la peur est plus grande que le désir ». Certes, et il en a fallu de l’obstination pour bâtir au XIIe siècle cette ville « couchée au ras de l’eau, une ligne plate confondue avec celle de l’horizon ». Enseignante à Lyon, Dominique Paravel publie avec ce recueil son premier livre de fiction, elle qui a vécu longtemps dans la Cité des Doges. Une vraie révélation littéraire, à la limite de l’érotisme. À glisser impérativement dans vos bagages si vous partez pour Venise.

Extrait : « Venise est un chantier, elle est construite dans un marécage, sur des terrains boueux compactés par les ordures, mais les façades des palais sont colorés comme des tapis d’Orient, la lumière est une coulée d’or. »

Roland Cailleux, Saint-Genès ou la vie brève, (Le Dilettante, 25 €)

Publié en 1943, ce vaste roman d’apprentissage est une épopée personnelle comme on n’en fait plus. Roland Cailleux (1908-1980), contemporain de Brasillach avec qui il se lia d’amitié, choisit le camp d’en face pendant la guerre. Médecin d’André Gide un temps, il deviendra l’un des exécuteurs testamentaires de Roger Nimier. Dans sa préface, Michel Déon a raison d’écrire que Saint-Genès n’appartient à aucun genre, tout en précisant qu’il s’agit là d’« un récit très romanesque (qui) passe soudain à des réflexions sur les affinités électives commandées par les hasards de l’existence. »

Extrait : « À force de penser à l’amour, je n’avais plus le temps d’aimer. Je voulais me garder pour lui et attiser on cœur en attendant. »

Benoît Mouchard et François Rivière, Hergé, portrait intime du père de Tintin, (Robert Laffont, 19 €)

Deux fins experts en tintinophilie relatent l’histoire personnelle de Georges Rémi (1907-1983), qui commença, lui le boy-scout facétieux, comme dessinateur de presse et de publicité avant de publier Tintin au pays des Soviets, premier volume des « aventures de Tintin », paru en 1929. Les auteurs le montrent plus « cérébral » qu’intellectuel. L’éclairage porte aussi sur cette femme fragile qu’était sa mère, et qui sombrera dans la folie. Et puis Hergé enverra à Germaine, sa première épouse des mots troublants comme : « Je t’aime comme un fils, un petit garçon qui aimerait sa maman qui est si tendre… » jusqu’à la création des studios et à sa maladie, Hergé apparaît tel qu’en lui-même : « Je suis un homme d’ordre, même dans le dessin », disait-il.

Extrait : « Hergé est souvent insaisissable, à la fois modeste et orgueilleux, inquiet et confiant dans sa bonne étoile, tourmenté et rieur, pragmatique et rêveur, austère et primesautier, toujours sincèrement amoureux, mais foncièrement solitaire. »

/François d’Orcival, L’Élysée fantôme, les années noires, (Robert Laffont, 21 €)

Mais que se passa-t-il pendant la seconde guerre au palais de l’Elysée, résidence officielle des présidents de la République ? François d’Orcival, qui a déjà raconté dans un livre précédent le Roman de l’Elysée, s’intéresse aux années sombres. Le 14 juin 1940, quand les Allemands entrent dans Paris, c’est pour occuper l’Elysée en demandant au concierge de hisser sur le toit le drapeau nazi. On y enferme même des prisonniers… Il faudra attendre mai 1942 pour que l’amiral Darlan s’y installe alors qu’il loge à l’hôtel Le Bristol, à quelques mètres de là. Et Pétain dans tout ça ? Ultime révélation : il n’a qu’un seul désir, se trouver « seul à l’Elysée, entouré des représentants de la ville, de ses conseils » pour accueillir l’armée américaine quand celle-ci envahira Paris, rêvant de former un gouvernement de transition et d’union ! Passionnant.

Extrait : « Le portier de l’Elysée, Jean Hanotaux, se souvient très bien que le palais, en état de léthargie depuis l’assassinat de l’amiral Darlan, est réveillé au début du mois de juillet 1944 par l’arrivée en provenance de Vichy de plusieurs militaires et de policiers. (…) – Ces messieurs viennent mettre en place les oeuvres sociales du maréchal, dit-on au concierge. »

Olivier Battistini, Jean Dominique Poli, Pierre Ronzeaud et Jean-Jacques Vincensini.  Sous la direction de Pascal Charvet, Dictionnaire des lieux et pays mythiques, (Bouquins, 32 €)

On se demande comment un tel livre n’a pas été édité plus tôt. Tellement il est fouillé, instructif et essentiel pour bien comprendre les contrées de la mythologie, d’hier et d’aujourd’hui. 160 chercheurs ont labouré le champ de la politique, de l’Histoire, de la religion, de la littérature médiévale ou encore de la littérature contemporaine. De la Bérésina à Combray, de la cour des Miracles aux Enfers, de la Grande mosquée à la lande dans L’Ensorcelée de Barbey d’Aurevilly, de Port-Royal au jardin des Tuileries, le lecteur plonge dans une véritable exploration du mythe. Si l’avant-propos n’est pas pour les néophytes chacun puisera dans les différentes « entrées » des informations de première main.

Extrait : « Jusqu’au VIe siècle, le mot « paradis » n’indique que l’Eden perdu suite au péché d’Adam. L’endroit existe encore sur terre, mais il n’est plus accessible et son statut n’est pas bien défini. »

Sélection de Salsa Bertin

Fortuné Du Boisgobey, Rubis sur l’ongle, ( Paris, Libr. Illustrée, 1886 – réédition Le Masque 2011)

Et si l’on revenait aux charmes des valeurs sûres mais oubliées… Fortuné Du Boisgobey est une sorte d’autre Balzac, plus populaire.
Rubis sur l’ongle
, l’un de ses nombreux romans, est une enquête bien troussée.
La langue sobre mais assez piquante pour nous faire sentir la critique sous-jacente de la société de son temps, des aventures divertissantes, bref un charmant roman du XIXème siècle qui dresse en même temps un tableau critique assez précis de la société bourgeoise de l’époque. L’occasion de redécouvrir un romancier injustement oublié. Fortuné du Boisgobey, auteur de dizaines de récits peut être considéré comme le Balzac populaire.

/ Cécile Ernst, Bonjour Madame, merci Monsieur, (Lattès, 192 p. 14€)

Cécile Ernst, professeur de sciences économiques et sociales en zone sensible depuis 15 ans, signe un ouvrage intitulé « Bonjour Madame, merci Monsieur ». Non pour nous livrer un nouveau manuel des bons usages et du savoir-vivre mais pour nous aider à comprendre les débordements de notre époque. L’auteur prône le retour à la civilité comme condition sine qua non afin d’éviter l’implosion de notre société occidentale. L’individualisme, ce lent suicide de toute une nation, conduit à la violence et in fine, conduira à une guerre civile.
Malheureusement l’auteur développe les causes mais oublie les solutions concrètes. Et si on opérait un retour aux fondamentaux, tout simplement, loin des vieilles lunes révolutionnaires égalitaristes opposant civilité et savoir-vivre.

Extrait :
« Le comportement de l’équipe de France de football en Afrique du Sud en juillet 2010 a mis la France Black, Blanc, Beur, en état de choc ; mais ce manque d’éducation n’a fait que mettre au jour ce que je vois se déployer dans nos écoles depuis quinze ans, et qui est à l’œuvre plus largement dans notre société depuis des décennies, dans les familles, dans la rue, dans les bureaux. »

Sélection de Matthieu Falcone

/Emmanuel Carrère, Limonov, (P.O.L, 489 pages, 20€)

Selon un membre du jury du prix Goncourt, Emmanuel Carrère aurait raté le prix à cause du personnage de son livre, Limonov. Un personnage bien réel qui vit actuellement en Russie où il dénonce la main mise de Poutine sur le pays, le trucage des élections législatives et se propose d’être le candidat du national-bolchévisme pour une autre Russie. Un personnage infréquentable qui n’hésite pas à fustiger notre bonne conscience d’Européens. On ne fait pourtant pas de littérature avec de bons sentiments disait Gide et le livre d’Emmanuel Carrère est indispensable à qui veut comprendre la Russie profonde du dernier demi-siècle. Une Russie déchirée, bordélique, contestée, haïe et adorée par ses habitants, déraisonnable comme elle a toujours été et difficile à comprendre pour nous, Européens, habitués à la mesure, de tout temps fascinés par ce gigantesque pays aux neuf fuseaux horaires qui relie l’Amérique à l’Europe en traversant l’Asie.

« Je l’avais connu au début des années quatre-vingt, quand il s’était installé à Paris, auréolé par le succès de son roman à scandale, Le poète russe préfère les grands nègres. Il y racontait la vie misérable et superbe qu’il avait menée à New York après avoir émigré d’Union soviétique. Petits boulots, survie au jour le jour dans un hôtel sordide et parfois dans la rue, coucheries hétéro et homosexuelles, cuites, rapines et bagarres : cela pouvait faire penser, pour la violence et la rage, à la dérive urbaine de Robert De Niro dans Taxi Driver, pour l’élan vital aux romans de Henry Miller dont Limonov avait le cuir coriace et la placidité de cannibale. »

/Annie Ernaux, Écrire la vie, (Quarto Gallimard, 1085 pages, 25€)

Le titre choisi par Annie Ernaux pour la publication d’une partie de ses textes (romans, extraits de Journal, récits…) dans la collection Quarto de Gallimard n’aurait pu être plus idoine. Annie Ernaux n’a rien fait d’autre – et c’est gigantesque ! – que d’écrire la vie, depuis Les armoires vides en 1974, à La honte en 1997, en passant par le Journal intime qu’elle continue d’écrire. Amour, sexualité, avortement, enfantement, écriture, misère sociale et matérielle, misère intellectuelle, honte, orgueil, tout y passe dans une écriture acerbe, sans fioritures, parfois hargneuse, simple, souvent meurtrie. Une écriture comme une lame qui vient fouiller les chairs, mettre à nu, jeter en pâture au monde. Il y a chez Annie Ernaux quelque chose de célinien dans le ton, dans la meurtrissure, dans la vocifération – la force virile en moins. Quelque chose de triste et de résigné et, pour cette raison, de fragile. L’écriture d’Annie Ernaux tient de la survie. Elle est froide, directe, abrupte et brisée comme la vie. « Je ne connaîtrai jamais l’enchantement des métaphores, la jubilation du style » écrit-elle dans La honte. Et effectivement, la lecture de ses textes n’a rien non plus d’une jubilation, elle s’apparenterait plus exactement à une connaissance : comprendre simplement ce qu’est réellement une femme.

/Jean-Jacques Pauvert, Mes lectures amoureuses, (La Musardine, 522 p. 21€)

L’anthologie parue en septembre dernier regroupe l’intégralité des 85 préfaces rédigées par Jean-Jacques Pauvert entre 1996 et 2011 pour la collection « Lectures amoureuses de Jean-Jacques Pauvert » aux éditions de la Musardine. C’est donc un nouvel aperçu de quatre siècles de littérature érotique qu’offre un des plus grands spécialistes en la matière, agrémenté d’extraits des textes présentés.

« Lectures amoureuses, lectures érotiques, lectures scandaleuses, lectures discutables, lectures à proscrire, lectures interdites…, ces catégories qui fleurissaient dans l’usage courant il y a encore une quarantaine d’années, veulent-elles encore dire quelque chose, dans une époque où les qualificatifs en question ont semble-t-il perdu leur sens – ou bien devraient l’avoir perdu, en tout cas, la librairie ordinaire présentant aujourd’hui en masse des romans et des textes où abondent les scènes (érotiques, amoureuses, scandaleuses…) qui auraient justifié naguère, sinon des interdictions juridiques, du moins dans la « bonne presse » des commentaires scandalisés », se demande Jean-Jacques Pauvert qui n’a de cesse de s’interroger sur le devenir de la littérature amoureuse. Et l’on conçoit que sa position soit difficilement tenable, lui qui a œuvré à faire connaître un certain nombre d’auteurs scandaleux et qui, maintenant, semble perturbé que la littérature érotique ait contaminé la littérature dite générale. Il en conclut donc, à l’appui de sa collection aux éditions de la Musardine que ce que l’on donne à lire comme de la littérature scandaleuse ne l’est généralement pas.
« Car malgré tout, à bien creuser la chose, on s’aperçoit que subsiste dans l’édition, dans la librairie, dans les usages de la presse, une sorte de frontière plus ou moins dissimulée, qui continue de garder certaines lectures comme un peu à l’écart de la consommation courante. »
Combat d’arrière-garde ? Si le sexe a bien pénétré la littérature contemporaine et a sans aucun doute instillé en elle sa semence, celle-ci éclos bien souvent dans le cliché, nullement dans le scandale. Et en effet, publierait-on aujourd’hui, malgré la sacro-sainte liberté, des textes de la noirceur de ceux de Sade ? Peut-on seulement imaginer un tel raffinement dans l’ignominie ?

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