Les pays de Marie-Hélène Lafon

/Les pays de Marie-Hélène Lafon

Comme Richard Millet évoque des constellations parmi les compositeurs contemporains, « constellations librement composées, où les astres ne sont pas fixés une fois pour toutes mais vivent une vie individuelle qui n’a de sens que par rapport à un ensemble qui a lui-même des cohérences aléatoires, momentanées, désirantes[1] », nous pouvons parler de constellations d’écrivains, constellations formées par un même désir de mettre au jour une langue à la fois contemporaine, exigeante et profondément enracinée dans un pays qui est davantage celui de l’enfance, de la formation, qu’un lieu géographique, qui s’échappe toujours.
Il n’est pas question pour Marie-Hélène Lafon de chauvinisme ou de préférence régionale, ce qui n’aurait aucun sens en littérature, pas plus qu’il n’en est question dans l’œuvre de Faulkner pourtant largement dominée par les paysages du comté de Yoknapatawpha, Mississipi ; pas plus qu’il n’en est question dans les œuvres de Richard Millet, Pierre Michon ou Jean Védrines qui toutes, cependant, prennent appui sur une géographie qui est d’abord celle du cœur ou de l’âme mais s’illustre par la description de mondes ruraux où prédominent le silence et l’emprise d’une langue qui va de pair avec les paysages et une certaine forme de vivre.
Parler de littérature régionaliste pour ces écrivains serait absurde, de même que certains ne voient en Jean-Pierre Otte qu’un auteur régionaliste parce qu’il raconte le Lot comme peu savent le faire. C’est qu’il faut à toute littérature un point d’appui qui est souvent les lieux de l’enfance et un levier, qui n’est autre que la langue, pour soulever les mondes qu’ils déploient et les rendre habitables à d’autres humains.

La plupart des grands écrivains éprouvent le désir fou d’Archimède disant : « Donnez-moi un point d’appui, et un levier, je soulèverai le monde. » Il leur faut d’abord trouver le point d’appui, avant de construire un levier assez puissant pour soulever le monde, faire lever la tête aux hommes et leur faire admirer, comme une image magnifiée, transcendée par les mots, celle d’une terre qu’ils ne reconnaissent plus, tout d’abord, avant de comprendre qu’elle a été comme enchantée, transformée, mais reste fidèle, dans ses contours, à celle qu’ils connaissent. Ainsi, Marie-Hélène Lafon élabore peu à peu, avec la lenteur tenace mais efficace du paysan qui connaît sa tâche, une œuvre qui oscille entre la ville et le monde rural ou paysan du Cantal.

Celle que l’on pourrait rapprocher de Marcel Aymé pour la truculence du langage, certaines descriptions fleuries de l’amour ou du désir sexuel ; de Jean Védrines pour une certaine construction de la langue, précise, savante mais jamais ampoulée ; de Balzac pour certaines descriptions détaillées et sans appel des habitudes, métiers, goûts, origines et aspirations sociales, semble avoir enfin atteint, dans la troisième partie des Pays (les Pays étant dans l’idiome de certaines régions les personnes de même provenance, celles avec qui les affinités sont possibles et qui se repèrent presque immédiatement), cette « écriture de la ville » qu’elle disait rechercher avec ténacité il y a trois ans lors de la parution de L’annonce. Enfin admise dans la ville, Paris, Claire, l’héroïne venue jeune fille faire ses études à la Sorbonne est parvenue, au bout d’une vingtaine d’années, à s’extraire de ses habitudes paysannes pour se fondre dans la masse citadine, rapide, bruyante, pressée. Le texte soudain se précipite, le rythme en devient plus rapide, moins envahi de silences et de paysages étals, froids.

« Elle respire la ville aimée, sa seconde peau, elle hume le fumet familier qu’elle ne parvient pas tout à fait à démêler ; c’est, tout entassé, machine et chair, rouages et sueurs, haleines suries et parfums fatigués sur poussière grasse, c’est animal et minéral à la fois ; c’est du côté du sale et elle se coule dans cette glu, elle prend place s’insère dans le flot. Son pas résolu claque sur le sol dur, ses bottines à lacets et talon bobine sont lustrés comme de petits sabots de cavale d’apparat. La ville s’apprend par le corps et se retrouve par lui, le pas sonne et claque comme il ne saurait le faire sur la terre souple de l’autre pays. Claire, debout, flotte dans le métro du retour et rentre en ses habits citadins. »

Majesté de la femme ayant apprivoisé le monde. Tout est affaire de mots.

Marie-Hélène Lafon, Les Pays, Buchet-Chastel, 208 pages.


[1] In Pour la musique contemporaine, Fayard, 2004

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