Le Village de la fin du monde

/« Bugarach, c’est moi » (p. 138). Cet aphorisme flaubertien exprime-t-il un état fusionnel entre un auteur et l’objet de son enquête, un village de 170 âmes en comparaison duquel Perpignan fait figure de mégalopole ? Dali a identifié la gare de Perpignan au « centre du monde ».
Mais Nicolas d’Estienne d’Orves a-t-il vécu pour autant un sentiment ‘océanique’ devant Bugarach, ce « chakra-couronne de la planète » ? Au contraire. Notre auteur, romancier et chroniqueur au Figaro, mène ici une enquête brillante, avec science et professionnalisme.

Pourquoi Bugarach ? Parce qu’il s’agit du seul endroit au monde qui survivrait à la fin du monde, le 21 décembre 2012, selon le calendrier maya, ou plutôt d’après les lectures qui en sont faites par les amateurs versés dans le « salmigondis ésotérico-complotiste » (p. 241), ou par les aficionados du « développement personnel à la sauce tandoori », selon l’heureuse formule de ‘NEO’.

Tenez-vous bien. Avec lui, vous franchirez l’improbable, jusqu’au délire. Ce livre est un fou-rire de 297 pages, mais un fou-rire sain et stimulant : l’auteur ne se moque ni des êtres ni des situations. Il trace le portrait non sans tendresse et objectivité de ses semblables, embarqués dans de folles échappatoires pseudo mystiques, avec un sens remarquable de la formule.

On vient à Bugarach du monde entier. On y attend l’Apocalypse, comme d’autres, Godot ; on y séjourne ponctuellement, comme dans un parc d’attractions vide de manèges, où l’on participe à d’onéreux stages ésotérico-New-Age, vaguement enracinés dans une contre-culture chamano-hippie. « Ici, on ne lave plus les cheveux depuis 1968 » ! (p. 92).

Bugarach n’est plus Bugarach, « c’est Stephen King » (p. 204). L’auteur croise des personnages singuliers et surprenants jusqu’au baroque dont il restitue discours et sentiments, vécus et sensations. Avec lui, nous voyageons hors des normes. Mais d’Estienne d’Orves n’enquête pas à la légère, pour savoir si, oui ou non, la fin du monde aura lieu à cet endroit. Il cherche à comprendre les autochtones face à cet ouragan occulto-médiatique. Ici, nul ‘chien écrasé’, mais une enquête de fond.
Les Corbières sont une région sauvage, toute désignée pour échauffer les imaginations et optimiser les illusions d’optique. Ce bout de France, blessé par l’exode rural, formerait un périmètre sacré, « un tiroir-caisse ou une usine à mystères. » (p. 63).

De fait, Bugarach est au sommet des Corbières, en pays cathare, cet aspirateur à fantasmes. Rennes-le-Château, le « Dysneland » de l’abbé Saunière, se trouve à 9 km. Depuis que ce curé y découvrit le trésor des Templiers (ou de Blanche de Castille), et des preuves de la présence du Graal et de tombes mérovingiennes, des rois descendants de… Jésus et Marie-Madeleine (qui, comme chacun sait, fut père d’une famille nombreuse), 100 000 visiteurs s’y rendent chaque année. La dépouille du Christ serait localisée dans les parages, secret protégé par le Prieuré de Sion ! Bugarach sent bon son Da Vinci Code.
Ouvrez grand vos yeux ! Le saviez-vous ? Un lien existe entre le Pic de Bugarach et Léonard de Vinci, car le génial inventeur, « grand initié », fit un dessin de cette montagne en allant à Amboise, sachant qu’elle dissimulait un secret.

‘NEO’ évoque avec tact et humour (et un sens remarquable de l’observation), l’aspect délirant des discours par lui recueillis. La région serait un « temple des étoiles » ; la montagne abriterait des grottes où seraient enfouis les secrets de l’humanité (connus par l’abbé Saunière), et même un « souterrain » où vivraient des races pré-humaines !

En un mot, le pic de Bugarach serait un « passage du savoir » (p. 107) par lequel Égyptiens, druides et cathares allaient jadis au « fauteuil de la connaissance ». D’ailleurs, si vous n’y croyez pas, faites silence et vous entendrez battre le « cœur » de la montagne !<
Ce pic, c’est « l’œil d’Isis » (p. 109), une « porte inter-dimensionnelle qui permet de réaliser le voyage astral ». Il renfermerait des « objets venus de l’espace » et le corps de Jésus, entouré d’une « trentaine de rois wisigoths » (p. 128). Si, on vous l’assure, droit dans les yeux.
Certaines rencontres sont hautes en couleur, à l’image de cette femme ex-égyptologue, ancienne élève d’HEC, devenue chamane celte, restauratrice de la « chevalerie templière féminine », perdue en conversation télépathique avec les vautours !
Un autre a posé devant chez lui « trois menhirs pour servir de garage à soucoupes volantes » (p. 220) car, évidemment Bugarach, tarmac pour soucoupes volantes, est ‘le’ rendez-vous des ufologues chevronnés ! D’ailleurs, ‘NEO’ a interrogé un couple de retraités ‘contacté’ par des extraterrestres à Bugarach. Spielberg y rôde à la tombée du jour.
Une femme demande au conseil municipal de lui envoyer de la terre du pic afin de « rejoindre les échantillons des 500 lieux les plus spirituels de la planète en vue de concocter une potion magique » (p. 236).

Un SOS interstellaire est parvenu à Monsieur le maire : « Je suis un rescapé de l’apocalypse, extra-terrestre du sceau de Sirus Ier. […] Avec mon vaisseau spatial je viens de Zloeithlet, Nord du triangle des Bermudes… ».

Le saviez-vous ? François Mitterrand a appelé sa fille Mazarine après avoir découvert des secrets dans la bibliothèque du cardinal… Mazarin ! Et connaissez-vous l’anagramme d’Amon (l’autre nom du dieu égyptien Râ), c’est… Mona, comme Mona Lisa, la Joconde de Léonard de Vinci ! Ou préfériez-vous, contre monnaie sonnante et trébuchante, « inverser le sens de la circulation sanguine, remettre les atomes en place, recodifier l’ADN » ? (p. 237)
« Le village s’endort sur ses mythes et ses fantasmes, prisonnier de sa légende », écrit notre auteur (p. 252). Son enquête, menée sur un terrain glissant, est un modèle du genre, tant par la qualité stylistique que par la profondeur de la réflexion. Elle fait écho à d’illustres monographies françaises (Emmanuel Leroy-Ladurie, Edgar Morin, etc.). Fin observateur, ‘NEO’ mesure l’irrationnel apeurant l’homme actuel. Mais nos semblables aiment à se faire peur, et, en « nomades du vide », utilisent l’irrationnel comme une béquille existentielle.

Notre « Tintin au pays des Templiers » a percé l’énigme villageoise, entr’aperçue sous la forme d’une bouteille de vin portant cette devise : « S’il n’en reste qu’un, je serai celui-là » ! L’inscription au dos servirait-il de code secret aux initiés gourmés et aux mutants œnologues ? : « Inspirée par les plus anciennes légendes, la cuvée Bugarach devrait résister à la fin du monde et devrait nous aider à mieux communiquer avec les extra-terrestres. Issu de très vieilles vignes […] ce vin connaîtra son apogée en décembre 2012. »

Je vous souhaite une bonne dégustation.

Nicolas d’Estienne d’Orves, Le Village de la fin du monde. Rendez-vous à Bugarach, Paris, Grasset, 2012, 19 €.

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