Fabrice Luchini : La fulgurance et l’amour du texte

/Le mercredi 16 janvier, sort le film « Alceste à bicyclette  » de Philippe Le Gay (voir notre rubrique « Spectacles »), avec en vedette notre Fabrice Luchini national ! L’occasion de donner la parole au critique Arnaud Guyot-Jeannin à travers un extrait de sa galerie de portraits « Les visages du cinéma », tirée de ses articles dans le magazine « Spectacle du Monde ».

Loin des pseudo-critiques désabusées ou obséquieuses, voire fielleuses, de certains journalistes, le titre « les visages du cinéma » dit tout en quatre mots : les facettes de la personne et de l’acteur sont traitées avec finesse et sensibilité. Bref, une démarche humaniste ! Pour autant, il s’agit de textes engagés, résolument anti-conformistes de la part d’un cinéphile averti, un brin nostalgique d’un cinéma de caractère, porté par des visages mais aussi par des voix. Celle d’une France haute en couleur, au verbe aussi fleuri que celui d’Audiard. Des comédiens de la Nouvelle Vague à nos jours, parmi ceux qui ont une trempe, un talent qui crève l’écran mais une retenue médiatique, remplissent les pages de cette galerie non-conformiste : Louis de Funès, Claude Rich, Catherine Frot…

C’est aussi beau que poignant, car découvrir ces caractères tranchés d’un passé encore frais, ces acteurs qui savaient ne pas mâcher leurs mots, se rappeler de notre filmographie mémorable, c’est aussi réaliser avec horreur que le cinéma français s’en est allé, par lambeaux…avec la France; qu’il n’en finit pas de mourir, noyé dans la « disneylandisation »  de toute l’Europe. La France est morte en bermudas a dit en substance Murray… Et avec elle, s’éteignent les derniers des Mohicans de la Nouvelle Vague, Chabrol, Truffaut, Rohmer ou même Sautet, dressant une certaine radioscopie de la France disparue ou un tableau sans concession à la Chabrol d’une France de petits bourgeois repus et consuméristes…

Un Bouquet ou un Delon ont conscience que la mondialisation, la standardisation, le fric à tout prix, ont tué le 7ème Art :  » Aujourd’hui, quand on entre dans un cinéma, on n’a plus le sentiment de sortir du réel. Alors, pourquoi y entrer ? J’appartiens à une génération de dinosaures terrassés par des nains. »

Bien sûr, sur ces trente-cinq portraits, certains choix sont plus surprenants. On s’étonne de découvrir Sylvie Vartan (que semble priser à titre personnel l’auteur) et de ne pas y rencontrer d’autres figures emblématiques de notre cinéma mais tout aussi lucides que l’auteur de l’ouvrage sur l’état de notre 7ème Art français, tel que Belmondo, pour ne citer que lui.

Arnaud Guyot-Jeannin n’a cependant pas oublié les amateurs de bon cinéma américain : Clint Eastwood, Mel Gibson, Sean Connery fraient avec Charlotte Rampling ou Catherine Zeta-Jones.

Certaines voix n’en finissent pas de titiller. Pour preuve ce portrait de Fabrice Luchini, dont les diatribes dans la veine d’un Philippe Murray nous parviennent comme l’écho d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître…

/Fabrice Luchini
La fulgurance et l’amour du texte
Par Arnaud Guyot-Jeannin

Très présent au cinéma, Fabrice Luchini est également classé en tête des comédiens de théâtre préférés des Français. Après avoir triomphé sur scène en interprétant des textes de Philippe Muray, il renoue avec les lectures de quelques-uns de ses grands auteurs favoris, de La Fontaine à Céline, en passant par Baudelaire, Hugo, Nietzsche et Rimbaud.

Tour à tour introspectif et exubérant, cérébral aimanté de pulsions vitales, pessimiste tragique doté de dons comiques et d’un humour corrosif, Fabrice Luchini est un être aérien, démesuré, narcissique et déchiré par l’observation pénétrante d’un monde moderne abhorré. Pas étonnant, dans ces conditions, qu’il soit en analyse depuis plus de trente-cinq ans. Intéressé par la psychanalyse, les grands mystiques et moralistes chrétiens (de Maître Eckhardt à Pascal), le taoïsme, il reconnaît que son ego surdimensionné lui pose problème. Il tente, à travers son métier d’acteur, d’en canaliser les effusions, grâce au processus de décréation cathartique dont se réclamait son maître, Louis Jouvet.

Esprit très français, bavard impénitent, Fabrice Luchini sait que le verbe représente un exutoire extraordinaire. Sa parfaite diction entée sur une articulation impeccablement maîtrisée fait merveille. Ce n’est pas pour rien qu’il déteste la tendance actuelle au relâchement de la langue. Prenant rarement position sur le plan politique — cela ne correspond pas à sa conception du comédien —, il n’a jamais craint, pour autant, de pourfendre la bien-pensance contemporaine, ou certains tics de langage. « Beaucoup de choses me donnent de l’urticaire, dit-il, les bons sentiments vendus en fonds de commerce personnel, l’arrogance de ceux qui croient qu’ils ont raison et ne doutent pas, la bêtise qui pense. Et puis […], ces serveurs de café répondant “Y’a pas de souci” quand on leur demande un diabolo menthe. Et tous ceux qui usent et abusent de l’expression “c’est juste un…” ou “juste une…” […] : “c’est juste génial”, “c’est juste une bombe”, “c’est juste parfait”. Ça me rend fou » (le Figaro magazine, 25 septembre 2010).

Défenseur de la francité et d’un certain esprit aristocratique, manifestant une réelle sympathie pour la monarchie, il lui arrive ainsi d’assister à l’une des messes célébrées chaque 21 janvier à la mémoire de Louis XVI. À propos de la dichotomie droite/gauche, il précise : « Je ne suis pas de gauche parce que je pense que l’homme n’est pas ce que les gens de gauche pensent qu’il est. Je n’aime pas, dans la gauche, l’angélisme, l’enthousiasme. Je ne suis pas de droite parce qu’elle a oublié qu’il y a eu une droite qui n’était pas affairiste, parce qu’elle a oublié les hussards : Antoine Blondin, Roger Nimier, Jacques Laurent… » (l’Express, 8 mai 2010).

Voici une dizaine d’années, après avoir lu l’arrivée à New York — tirée du Voyage au bout de la nuit — de Louis-Ferdinand Céline, il se référait à Nietzsche à propos de sa critique des États-Unis et de leur culte de la vitesse : « […] ils vont nous imposer de déjeuner l’œil sur la montre, ils vont surtout nous imposer d’avoir peur de perdre du temps ». Avant de renchérir sur les vices inhérents à la rentabilité immédiate d’un capitalisme tardif qui, à mesure qu’il privatise l’espace public, en écarte la culture : « […] je vais prendre un exemple infiniment petit : Saint-Germain-des-Prés, où l’on enlève les librairies, où il n’y a plus que des Japonais. On fait un acte criminel sur le plan culturel. Voilà ce que serait un pays dominé par le libéralisme à l’américaine. Il faut interdire cette folie du marché. Le dynamisme du marché américain ne va pas fabriquer de la civilisation, mais une caricature de société marchande. Quand un quartier est envahi par la bourgeoisie, le privilège et son arrogance, on va vers la mort » (Le Figaro magazine, 25 novembre 2000).

Né à Paris le 1er novembre 1951, Robert — son véritable prénom, à l’état civil — Luchini est issu d’une famille d’immigrés italiens. Grandissant dans le quartier de la Goutte d’or, réfractaire à l’école, sa mère lui trouve, à l’âge de quatorze ans, une place d’apprenti coiffeur dans un salon huppé de l’avenue Matignon. C’est alors qu’il prend le prénom de Fabrice. Déjà assoiffé de littérature française, il dévore Balzac, Flaubert, Victor Hugo, puis Proust, tout en se passionnant pour la musique soul et James Brown. Devenu animateur dans une boîte de nuit, à Angoulême, il est remarqué par Philippe Labro, qui l’engage dans son premier film, Tout peut arriver (1969).

À dix-huit ans à peine, Luchini semble avoir trouvé sa voie. Il s’inscrit au cours d’art dramatique de Jean-Laurent Cochet, puis, nouveau miracle, rencontre Éric Rohmer, avec lequel il va tourner six films, dont la plupart sont des chefs-d’œuvre : Le Genou de Claire (1970), Perceval le Gallois (1978), la Femme de l’aviateur (1980), les Nuits de la pleine lune (1984), Quatre aventures de Reinette et Mirabelle (1987) et l’Arbre, le maire et la médiathèque (1993). Il est l’acteur rohmérien par excellence : léger et angoissé, lunaire et très incarné, volubile et mystérieusement silencieux. Dans le même temps, il se singularise dans d’autres films intimistes et originaux, comme ceux de Pierre Zucca : Vincent mit l’âne dans un pré (et s’en vint dans l’autre) (1976), Rouge-gorge (1985) — moins réussi —, et Alouette, je te plumerai (1988), avec un Claude Chabrol désopilant dans le rôle d’un vieux monsieur simulateur.

La carrière cinématographique de Fabrice Luchini prend véritablement son envol au début des années 1990, avec des films qui s’inscrivent dans la veine très française de Rohmer, comme la Discrète (1990) de Christian Vincent, l’Année de Juliette (1995) de Philippe Le Guay ou Rien sur Robert (1998) de Pascal Bonitzer. Entre-temps, dans Uranus (1990) de Claude Berri, d’après le chef-d’œuvre de Marcel Aymé, il a interprété, avec une justesse remarquable, un militant stalinien avide d’épuration sanglante, puis un farceur déjanté dans Tout ça pour ça (1993), une comédie de Claude Lelouch, un très étonnant M. Derville — le clerc de notaire — dans le Colonel Chabert (1994) d’Yves Angelo, adapté de la nouvelle de Balzac, le rôle-titre dans Beaumarchais, l’insolent (1995) d’Edouard Molinaro ou encore Philippe de Gonzague dans le Bossu (1997) de Philippe de Broca. Enchaînant, alors, les longs métrages, il ne se montrera pas toujours très sélectif dans ses choix, réussissant toujours, toutefois, à tirer son épingle du jeu.

Après Potiche (2010) de François Ozon, une adaptation de la pièce de Barillet et Grédy, Fabrice Luchini est, depuis deux mois, à l’affiche du dernier film de Philippe Le Guay, les Femmes du 6e étage, un conte moral doublé d’une comédie sociale très attachante.
[…] Luchini tire ainsi la morale du film — qu’il fait sienne pour se l’appliquer : « Sans me prendre pour Arthur Rimbaud, je pourrais avoir cette illumination, cet émerveillement sur le miracle dont parle le philosophe Emmanuel Levinas disant que “pour échapper à la tragédie du petit Moi de l’individu, il y a le miracle du visage de l’autre”. » Un magnifique plaidoyer en faveur de l’altérité, de la simplicité et de l’authenticité, dont on regrettera simplement deux stéréotypes manichéens — une figure obligée, sans doute — sur Franco.

Parallèlement au cinéma, Fabrice Luchini n’a cessé de se distinguer au théâtre, qui, pour ce disciple de Louis Jouvet, constitue le « seul lieu où s’exprime la vie, la nourriture de la vie, ce qu’aucune école n’enseignera jamais ». De En attendant Godot de Samuel Beckett, mis en scène par Otomar Krejca, au Festival d’Avignon, en 1978, à Molly de Brian Friel, mis en scène par Laurent Terzieff, au théâtre de la Gaîté-Montparnasse, en 2005, il compte une quinzaine de pièces à son répertoire, dont le Veilleur de nuit de Sacha Guitry, mis en scène par Jacques Nerson (1986), le Secret, d’Henry Bernstein, mis en scène par Andréas Voutsinas, Art de Yasmina Reza, mis en scène par Patrice Kerbrat (1994), ou encore Knock ou le Triomphe de la médecine de Jules Romains où il reprit le rôle créé par Jouvet, dans une mise en scène de Maurice Bénichou (2002).

Mais, depuis vingt-cinq ans, ce fou de littérature utilise également au mieux la scène afin d’y transmettre sa passion, à travers des lectures de textes de ses auteurs préférés. Créant ainsi un genre qui fait aujourd’hui florès. Tout a commencé en 1986, grâce à Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud, qui lui ont demandé d’interpréter, dans leur théâtre, des extraits du Voyage au bout de la nuit de Céline. Un ballon d’essai prévu pour durer une semaine et qui s’est prolongé sur plus d’un millier de représentations. Il récidivait, dix ans plus tard, avec d’autres passages du Voyage et quelques autres de Mort à crédit, puis, en 2000, toujours avec le Voyage — dont l’arrivée à New York —, auxquels s’ajoutèrent, bientôt, Baudelaire, Hugo, La Fontaine, Nietzsche… et, en 2005, Valéry, Roland Barthes, Chrétien de Troyes, Molière…

Puis, en 2010, ce fut l’extraordinaire succès rencontré avec Philippe Muray, romancier et essayiste contemporain encore peu connu, brillant pamphlétaire, disparu quatre ans plus tôt. Là encore, initialement prévues pour un nombre limité de représentations, ces séances de lectures ont dû être prolongées jusqu’en février dernier. Grâce à une empathie jubilatoire et communicative — fût-ce en « luchinisant » parfois un peu trop —, Luchini a su créer un véritable engouement autour de cet auteur, dont l’œuvre, particulièrement caustique et réactionnaire au meilleur sens du terme, avait été, jusque-là, prudemment contenue dans une relative confidentialité. Depuis, les ventes des ouvrages de Muray se sont envolées.

Il fallait entendre (et surtout voir !) Luchini citer avec gourmandise ce passage de Moderne contre Moderne (2005) pourfendant l’hyperfestivisme en vogue : « La parade culturelle et vacancière substituée à l’action, le tourisme comme stade suprême et indépassable de l’économie marchande, la fête sur les écrans et dans les rues, la passion de la sécurité comme corollaire du divertissement assuré, telles sont les principales caractéristiques de la fête en tant qu’organisation drastique des nouvelles conditions d’existence, en tant qu’élimination de toutes les scissions, tentative d’effacement de toutes les fractures et de toutes les contradictions, extermination de toutes les différences vitales. Voilà l’œuvre d’Homo festivus. » Ou cet autre constat critique sur le non-art contemporain : « Le prétendu art contemporain participe pleinement de l’infantilisation du monde. Il est “méchant” au sens où un enfant peut, à l’occasion, être méchant : dans la mesure où il réclame en même temps le droit au biberon (aux subventions, à l’assistance de l’État, à la bénédiction veule de l’institution) et le droit de donner des coups de pied (le droit à la laideur, le droit à la hideur, le droit à l’anéantissement de la beauté et de l’idée même d’œuvre). Il n’y a plus aucune “transgression”, plus aucune “révolte” là-dedans : rien qu’une expansion obscène du fantasme de toute-puissance également infantile […] ». Muray-Luchini : un même combat contre l’imposture post-moderne !

[…]

Au même moment, un sondage réalisé pour le Figaroscope plaçait Fabrice Luchini en tête des comédiens de théâtre les plus appréciés du public. Une belle consécration pour ce grand comédien, doublé d’un grand serviteur de la littérature et de la langue française.

Avril 2011

Arnaud Guyot-Jeannin, les visages du cinéma, préface de Jean-Paul Török, Xénia, 17 euros.

une remarquable
>>> comédie dramatique. Fabrice Luchini y excelle. A voir absolument !

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