À table avec Jean Dutourd : souvenirs d’Alfred

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En cette période de fête, notre collaborateur Alfred Eibel* revient sur son amitié avec l’un de nos plus grands écrivains français, Jean Dutourd.
Pour les heureux lecteurs de CultureMag, il passe à table… À savourer pour la bonne bouche !

Je me souviens avoir découvert par hasard Le déjeuner du lundi. Je me souviens d’une remarque. La croûte du fromage supplante en quelque sorte le fromage lui-même ! Était-ce une affirmation du père qui recevait tous les lundis à déjeuner Jean Dutourd et sa jeune femme ? Sans doute.
J’aime les écrivains collectionneurs d’absurdités qui, sous le biais de l’ironie, font vivre des personnages.
Suite au rituel du déjeuner du lundi, Jean Dutourd était devenu mon homme. Je me suis parachuté dans son œuvre.

Le fond et la forme, L’âme sensible, m’ont conforté dans le sentiment que la littérature est une façon très heureuse d’écrire et qu’il est inutile de se triturer les méninges avec Freud, Krafft-Ebing, C.G.Jung, et la bande des rabat-joie à la recherche des principes et des causes, qui se méfient de ceux qui parlent du plaisir de raconter.
J’avais découvert chez Max-Philippe Delatte, libraire et lettré, établi rue de la Pompe, un exemplaire de Galère, recueil de poèmes que Jean Dutourd écarta d’un revers de la main lorsque je lui présentai le volume pour une dédicace. Ces poèmes ne valent pas un cornet de caramels mous ! me dit-il. À partir de ce jour je n’ai pas cessé de rencontrer Jean logé avec son épouse Camille Lemercier, avenue Kléber, et de participer à quelques déjeuners. J’arrivais parfois avec des théories littéraires un peu compliquées que je soumettais à Jean qui les réduisait en deux mots d’une rare luminosité. Plus de lumière, disait Goethe. Je quittais Jean rasséréné.
Le grand art me disait-il encore est un heureux mélange de Mallarmé et de Johann Strauss. Qui se serait aventuré, parmi nos chers théoriciens, à résumer avec tant de justesse et d’une façon aussi originale ce qu’on appelle l’art d’écrire ? Jean, tel une grande toque, savait quand une composition de sa main était mal mijotée. M’entretenant avec lui du Petit Don Juan, il faisait la moue. J’ai raté mon coup, me disait-il, accompagné d’un geste signifiant, il est temps de passer à autre chose. Entre la poire et le fromage, je lui disais tout le bien que je pensais de Doucin. Il souriait alors sans ajouter de commentaire.

Une autre face de sa personnalité se retrouvait dans Une tête de chien. Je songeais immanquablement à un épagneul qui m’évoquait la tête de Jean quand il esquissait un sourire en plissant les yeux.
Ce qui l’amusait beaucoup c’est d’être devenu la tête de turc de quelques plumitifs parce qu’il ne fallait pas compter sur lui pour revêtir la tunique du prêt-à-penser. Il possédait l’art de se dénigrer, nier ses qualités les plus évidentes. Ce n’était pour lui qu’un jeu, une façon très personnelle de mettre son interlocuteur dans l’embarras, allant jusqu’à choisir une photo de lui qui ne l’avantageait pas pour la lui remettre en souvenir.

Ce sacré gaillard de Restif de la Bretonne, Jean le tenait pour un très grand écrivain déplorant qu’il ne soit pas à la place qui lui revenait.
Il considérait Hugues Rebell comme un parrain lointain et peut-être même aurait-il aimé vivre les aventures que l’auteur de La Nichina et de L’espionne impériale a vécues. Qu’on n’imagine pas Jean scotché à quelques écrivains du passé même si, en le lisant, on le sent traversé par Stendhal et Diderot, mais aussi par Tristram Shandy avec une touche des écrits du Chevalier de Boufflers.
Nous avons discuté longuement des mérites respectifs de Georges Bataille, William Styron, de son cher Chesterton sans oublier Truman Capote ou Henry de Montherlant auquel il vouait une véritable affection. Il s’était régalé des Fruits du Congo d’Alexandre Vialatte tout en nuançant son propos.

Fidèle aux valeurs traditionnelles, écrivant contre son temps, homme de bon sens, homme de style et de maintien, Jean Dutourd, chroniqueur littéraire mérite toute notre attention.
À peine avait-on parcouru quelques lignes séduit par la mobilité de son style, qu’on était pris d’une folle envie de se précipiter dans la première librairie venue pour se procurer le livre si vanté par ses soins. Ce qui ne l’empêchait pas d’émettre quelques réserves en fin d’article tout en accordant à l’écrivain traité un satisfecit de bonne conduite.

Il arrivait à Jean de paraître goguenard, une attitude qu’il affectionnait et qui déstabilisait son interlocuteur. Luttant toute sa vie contre les servitudes imposées, Jean voulut un jour entrer à l’Académie Française mais sans plastron, sans doute pour d’autres raisons. On ne peut pas dire que lorsqu’il posa sa candidature, il fut soutenu par ses confrères. Par exemple, Paul Morand à l’amabilité fragmentée, qui écrivait à son sujet des lignes peu aimables raccordées à une forme de mépris qu’il exprimait par le ton et les manières.
À la suite de quoi Jean notait : « Je me sens plutôt comme une espèce de soldat  de campagne ; il y a des gens qui me tirent dessus mais il y a aussi des gens de mon parti qui tirent sur les autres ».       
   
Alfred Eibel

*Alfred Eibel est né à Vienne (Autriche) en 1932. Il a travaillé en usine, dans une société de publicité à Genève, a fainéanté, puis s’est pris au jeu de l’écriture. Il a longuement fréquenté les salles obscures, a enseigné dans plusieurs écoles de Paris à des élèves issus de l’émigration. Il a publié quelques livres et un nombre considérable d’articles ce qui a fini par l’étonner. Il a voyagé un peu partout dans le monde puis est revenu à son point de départ. Depuis, il se contente d’observer le monde.

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