Tauromachie, peinture et littérature

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Alors que ce mois de juin a vu périr le matador espagnol Ivan Fandiño, CultureMag interroge cet art contesté.

La tauromachie soulève toujours autant de protestations et d’arguments à son encontre. Peut-être plus encore à notre époque qu’à aucune.
La part de sacrifice et de sang qu’elle réclame est devenue inadmissible à la plupart de nos contemporains.

Doit-on y voir, comme pensait René Girard, une victoire de la pensée chrétienne qui, ayant emprunté des chemins souterrains, aurait semé dans notre monde la primauté de l’amour et de la charité sur la violence et le mal, même si dévoyée ?

Est-elle le résidu inacceptable d’un paganisme auquel faire la peau ? Ce n’est pas la prétention du beau livre publié par les éditions Hazan que de trancher définitivement ces questions. Il apporte, nonobstant, par la richesse de son iconographie et de ses textes, quelques fils sur lesquels tirer pour tenter de s’extraire du labyrinthe où le minotaure demeure à jamais celé.

L’encre sur papier de Santiago Talavera intitulée Tu ne tueras point va dans le sens d’un judéo-christianisme opposé à la mort gratuite que la tauromachie mettrait en jeu. Est-ce pourtant un simple jeu ? Si c’en est un, il surpasse tout autre en ce qu’il finit toujours par une mort, celle du taureau, le plus souvent, celle du torero, parfois, comme il est arrivé le 17 juin dernier à Ivan Fandiño dans les Landes.
La tauromachie n’est pas un spectacle, encore moins un loisir comme un autre. Nul n’y va pour passer le temps ou s’esbaudir comme il ferait devant sa télévision, devant un spectacle musical. La tauromachie est un précipité de vie. Elle est, comme doit être la littérature et tout art digne de ce nom, un combat à mort. Baudelaire terminait son Confiteor de l’artiste par cette phrase : « L’étude du beau est un duel où l’artiste cire de frayeur avant d’être vaincu. »

La tauromachie est un duel ; un duel à mort, comme peut l’être l’amour, comme l’est le travail de l’artiste. Peut-être est-ce ce qui provoque tant la colère de nos contemporains qui aiment plus que tout se noyer parmi la masse indistincte, s’affranchir de toute responsabilité. Être responsable de la mort d’une bête, pas n’importe laquelle, et l’assumer devant tous, voici qui fait du torero un homme du plus respectable courage.
Se trouver seul dans l’arène face à une bête qui condense en elle puissance, force, beauté et rage, voici qui semble impressionnant de courage. Faire cela dans les règles de l’art tout en suivant un rituel immuable qui confère à la mort du taureau quelque chose de sacré, voici qui fait du torero un artiste de la plus belle espèce.

C’est pourquoi les plus grands artistes se sont passionnés pour la tauromachie, de Goya à Barceló, en passant par Manet, Zuloaga, Picasso, Bacon, Dalí…

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Dans La littérature considérée comme une tauromachie, Michel Leiris écrit : « Le matador qui tire du danger couru occasion d’être plus brillant que jamais et montre toute la qualité de son style à l’instant qu’il est le plus menacé : voilà ce qui m’émerveillait, voilà ce que je voulais être. »

Le style, rappelons-le, est l’aiguillon qui pique la chair, il est ce petit poignard tranchant. La littérature, comme la tauromachie, est affaire de combat. Il s’agit de porter l’estocade avec grâce, avec art, sans frémir, au bon moment et au bon endroit. La plupart des auteurs modernes auraient-ils perdu le style en même temps que la faculté de se battre, de se jeter dans l’arène et de dévoiler le principe de l’être humain : la vie, le sang, le combat, la beauté et la mort ?

Alors, on s’indigne que des taureaux meurent mais on s’indigne moins que l’élevage intensif réduise les bêtes dont nous nous nourrissons à l’état de créatures en camp de concentration. Ce qui horrifie le plus les opposants à la corrida, c’est tout le rituel que l’on a même chassé de nos églises, tant nous ne souffrons plus aucune trace de sacré. Tant nous avons dévolu le sacré à la technique, aux machines, comme disait Ellul.

Reste le problème du sang, du combat, parfois difficile à soutenir. Oui, le sang coule dans les arènes et cela dérange, c’est même une des choses qui dérange le plus aujourd’hui. Et que le sang coule, du vrai sang, et non pas du factice, comme nous en avons l’habitude depuis un demi-siècle et plus, c’est cela qui dérange ; et qui dérange la plupart du temps, ceux qui font pourtant profession de dérangeurs et de subversifs. Que font-ils de toute cette mythologie du taureau qui est plus ancienne que l’écriture ; qui l’est autant que les premières peintures ?

Le cheval et le taureau font partie de la mythologie des hommes depuis que l’homme représente sa mythologie. Dans l’arène, ils se font face et ce n’est pas toujours l’animal domestiqué qui l’emporte.

La sauvagerie n’a pas été tout à fait expulsée du monde, c’est ce que nous dit ce spectacle. C’est en quoi il est insupportable à certains, jouissif à d’autres.

Ozvan Bottois, Tauromachie. De l’arène à la toile, Hazan, 2017, 336 pages, 250 illustrations, 59€.

Légendes : Francisco de Goya, Le fameux Martincho posant des banderilles en donnant le quiebro, Paris BNF
Edoardo Zamacois et Jehan Georges Vibert, L’entrée des toreros, New York, J.N  Bartield Galleries

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