Le complot des apparences

/><b><span/« Tout a commencé il y a un peu plus d’un mois, à Rome, avec une cafetière. L’objet siégeait au centre de la table. Autour de la table, quatre chaises, sur les chaises, un avocat épris de philosophie, un jeune couple d’artistes en vue qui exposaient des serpillières mouillées et des tartes aux pommes tachées de sang (du vrai sang) sur les murs blancs d’une fameuse biennale, et moi, Igor Ramirez, auteur mal connu d’une élégie à la mémoire de Rantanplan (le chien le plus spirituel de l’Ouest). »

Voici pour le ton du premier roman de Sacha Ramos, et pour la relative absurdité des situations dans lesquelles le narrateur va s’engouffrer.

Cette réunion avec le « jeune couple d’artistes en vue » finit mal pour ce dernier qui, croyant devenir fou, s’exile à Barcelone, ville de son enfance où il n’est pas retourné depuis trente ans. Dès son arrivée, Igor Ramirez se persuade qu’il ne lui faudra pas plus d’un an pour devenir fou. Hantant les rues de Barcelone en même temps que les souvenirs de sa jeunesse perdue, il superpose au monde quasi idyllique de son enfance, une ville atroce parce que devenue capitale de l’Europe, où des armées de clones déambulent en tongs et shorts, les gueules percées, l’air d’éternels enfants obsédés par le jeu et la légèreté et se croit victime d’hallucinations répétées, de graves crises de paranoïa, d’un formidable et total complot des apparences.

«  Une heure plus tard, je suis plein à craquer. Je veux dire : ivre. La vieille hippie fait son entrée sur la place à la manière d’un spectre titubant. Elle s’arrête, relève ses jupes, nous montre sa chatte, pisse debout avec un air de petite fille espiègle, puis repart comme elle est arrivée. Sauf ces ploucs de Français qui, au comble de leur touristique bonheur, l’ont photographiée avec leur portable, aucune réaction notable dans l’assistance. L’ivresse n’arrange pas mes yeux. Je vois des choses vraiment bizarres. Je vois des hommes habillés comme des adolescents (pantalon sous les fesses, casquette à l’envers, torse nu ou tee-shirt trop grand) filant à toute vitesse sur des planches à roulettes. Je vois des hommes et des femmes cloutés et bourrés s’écrouler à terre, se relever, hurler des choses dans un langage incompréhensible, s’écrouler à nouveau. Je vois toute la place, la place George-Orwell, comme un jardin d’enfants, de vieux enfants abrutis, déguisés, déglingués, mais heureux. Oui, c’est fou, mais c’est comme ça, ils ont l’air heureux. Heureux comme des enfants, irresponsables, innocents. Et j’ai beau faire, je n’arrive pas à m’en réjouir. »

Ce qui est parfaitement réussi dans ce Complot des apparences, outre l’écriture décapante et jubilatoire, un humour grinçant et acide qui ronge le vernis intellectualiste bon teint grâce auquel on nous fait avaler tant de couleuvres aujourd’hui et fait redescendre un peu sur terre, à la réalité objective des choses, c’est l’inversion de la réalité. Igor Ramirez incarne parfaitement le réactionnaire tel qu’il est perçu et montré du doigt aujourd’hui : un individu qui n’aurait pas perdu prise avec le monde réel, qui s’obstinerait à ne pas prendre des vessies pour des lanternes et qui aurait de l’humanité une autre vision qu’une armée de clones tous semblables qui ne voudraient jamais grandir et croiraient que le monde entier est voué à devenir un gigantesque Disneyland.

Le plus absurde aujourd’hui, semble crier Igor Ramirez, quand il s’éveille enfin à la dure réalité, est qu’en refusant de se conformer aux paradigmes de la ville loisir, il devient la personne dérangeante, celle qui refuse l’avancée du monde vers son bonheur de parc d’attraction sans frontière. Igor Ramirez est un réactionnaire parce qu’il n’a pas admis que le monde dans lequel il avait grandi avait disparu pour laisser la place à la société du loisir effréné qui ne peut souffrir les rabat-joie de son espèce, de celle pour qui le monde aurait encore un peu de profondeur.

A la lecture du Complot des apparences, on ne peut s’empêcher de penser au rire salutaire de Philippe Muray qui embrassait si bien le ridicule infini de l’homo Festivus Festivus.

Reste quelque chose d’amer pourtant quand on referme ce roman, quand on pense aux livres qui tentent une critique frontale de notre société ces dernières années : ce monde est-il devenu si absurde, si inquiétant et dénué de sens qu’on ne puisse s’y attaquer que par l’absurde, par un rire grinçant qui sonne comme une forme de désespoir ?

Sacha Ramos, Le complot des apparences, éditions Léo Scheer, 228 pages, 18€.

1 Comment

  1. Oui un écrivain très prometteur. En exergue de son livre on trouve une citation de Philippe Muray.

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