Si Richard Millet n’est certainement pas le dernier écrivain quoi qu’il prétende, par goût de la provocation et de la posture, doit-on croire, par désir de prendre place dans une lignée d’écrivains maudits, il n’en demeure pas moins un de nos plus grands contemporains.
Grand par l’ambition et par la maîtrise de la langue française, de sa syntaxe et de sa grammaire qu’il place haut, aussi haut peut-être que le désir et que la musique savante, lui qui se rêvait compositeur et qu’on appelait le grammairien en sa jeunesse libanaise.
Le sommeil sur les cendres et Brumes de Cimmérie, un roman et un récit qui sont publiés en même temps chez Gallimard et doivent se lire en vis-à-vis, témoignent une fois de plus de la grande maîtrise de la langue dont fait preuve l’écrivain d’origine corrézienne.
Le récit est celui d’un voyage effectué en avril 1997 au Liban, à la poursuite de l’enfant qui a fait de lui l’homme qu’il est devenu. Revenant sur les mêmes lieux, retrouvant les mêmes parfums, il constate aussi que le Liban a changé en une trentaine d’années, secoué par la guerre civile et de plus en plus soumis à l’américanisation. Par ce voyage, c’est en réalité à la seconde mort de son enfance qu’assiste Millet, à la mort de ses rêves et de la nostalgie d’un temps et d’un lieu révolus. Cet égarement dans le temps d’une enfance qui ne peut être retrouvée, à peine pressentie par sursauts, dans ces pliures du temps dont il parle, est le pendant de l’exil de Nada, la jeune libanaise du sommeil sur les cendres, chassée de son pays par la guerre de juillet 2006 avec son neveu et sa nièce et qui se retrouve au hameau du Rat près de Siom, sur les hauteurs limousines où Millet a vécu une partie de son enfance et où se déroulent plusieurs de ses romans, Siom étant encore la transposition littéraire de Viam, village natal de l’écrivain.
Ce qui relie le récit et le roman est avant tout la langue, ou plus exactement l’égarement de la langue.
Richard Millet cherche au Liban à retrouver le Libanais de sa jeunesse pour oublier le Français si dégradé de son pays, une langue française dont l’importance tend à disparaître au Liban, au profit de l’Anglais, tandis que Nada qui n’est plus reliée à son pays que par les images télévisées de la guerre, semble perdre son Arabe et se murer en elle-même. Car Nada vit très mal cet exil, étouffée par une maison qui sent le tombeau, par la solitude et l’épaisseur noire de la forêt limousine. Le sommeil sur les cendres, roman plus bref que Dévorations, dont la narratrice était aussi une femme qui s’exprimait à la première personne, permettant d’accéder au plus près de ses désirs et de ses doutes, est au moins aussi angoissant, Millet parvenant par une écriture qui se déploie en cercles concentriques autour d’une idée, à transcrire l’obsession qui isole et peut pousser à la paranoïa, voire à la vraie folie.
Ajoutons à ces deux livres, L’orient désert récemment publié en Folio et nous avons – L’orient désert rappelant davantage Brumes de Cimmérie pour la forme et le propos – trois livres tournant autour du thème central de la langue et de l’exil, voyager au Liban étant pour Richard Millet une autre manière de chercher le rythme et la musique indispensables à l’écriture.
« Ce que je suis : un écrivain en route dans sa langue. C’est dans la langue qu’on chemine, autant que dans le paysage. »
Car ce qui fait toute la puissance des livres de Richard Millet, au-delà du propos, au-delà de l’intrigue romanesque, est le travail sur la langue, assez rare aujourd’hui pour qu’il soit salué. Et Si Millet ne manque jamais d’éreinter la littérature anglo-saxonne et l’américanisation du monde, ce n’est pas par xénophobie primaire mais pour les ravages que le mouvement vers une langue unique et dévoyée provoque. Ce qu’il semble reprocher à l’engouement croissant pour le roman anglo-saxon et particulièrement américain est qu’il impose une forme à tendance normative qui serait celle d’un nouveau réalisme, celui qui manquerait trop à la France, entend-on souvent, et qui, pour transcrire avec le plus de vérité la réalité désenchantée de notre époque ferait l’économie de l’enchantement de la langue, évacuant toute possibilité d’écriture poétique, cette écriture poétique dont le roman était le dernier refuge, au profit d’une langue froidement descriptive, scientifique. La langue anglaise tendant à devenir hégémonique, tend par le même coup à une simplification constante, or nous savons bien que plus la langue perd en richesse et en complexité, moins la pensée qu’elle articule peut être riche et complexe, et moins elle est capable de nous parler de la réalité du monde. A moins de postuler que le monde dans lequel nous vivons est lui-même devenu très limité, à force de ne plus savoir se penser. En imposant une langue universelle et de plus en plus déconstruite puisque simplifiée par tous les peuples non anglophones qui se l’attribuent, c’est une vision unique et réduite du monde, donc opprimante qu’on établit. C’est dans ce sens qu’il faut envisager ses attaques contre l’américanisation de plus en plus agissante, en France bien sûr mais aussi au Liban.
Repousser la mort
La langue de Richard Millet est celle de la respiration. Elle se déploie au rythme de la vie et de la mort et enjambe dans le même temps plusieurs décennies de cette écriture blanche qui, peinant à se renouveler, et s’imposant comme l’unique manière d’écrire, a fini par asphyxier la littérature en France. Si l’écriture blanche est née sur les cendres de la shoah, de la négation de l’homme, parvenir à se hisser au-delà est le seul moyen de retrouver l’espoir et de croire que des hommes vivent encore. Se plaçant dans une lignée d’auteurs qui, de Saint-Simon à Claude Simon, en passant par Proust et Chateaubriand, ont travaillé une langue riche et complexe, Millet renoue avec une certaine idée de l’écriture, assez peu partagée aujourd’hui, beaucoup croyant encore à ce leurre d’une vision de l’art et de l’écriture romanesque progressant sur une ligne droite, où les phrases complexes et la richesse du vocabulaire appartiendraient à une époque irrémédiablement révolue, tandis que l’art et l’écriture fonctionnent bien davantage, selon l’expression de Pierre Jourde, en rhizomes, permettant aux auteurs l’exploration de techniques et de chemins qui n’auraient été que partiellement envisagés.
Par le travail obstiné qu’il mène sur la langue française et son refus de la voir décliner comme la langue anglaise, en prenant à contre-courant la littérature contemporaine trop souvent anémique et creuse, Richard Millet libère l’écriture, donc la pensée et prouve à l’évidence que non seulement il reste de grands écrivains de langue française mais qu’en outre l’espoir d’en voir surgir de nouveaux n’est pas vain.
Richard Millet, Brumes de Cimmérie, récit, Gallimard, 135 pages, Le sommeil sur les cendres, roman, Gallimard, 156 pages, L’orient désert, récit, Gallimard Folio, 222 pages.
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