Les éditions du Castor Astral poursuivent leurs rééditions des œuvres indispensables de Georges Bernanos, homme libre s’il en fut dans un siècle asphyxié par les totalitarismes.
Après Les Grands Cimetières sous la lune et Sous le Soleil de Satan dont nous avions parlé l’an passé, voici qu’est réédité La France contre les robots, le dernier essai de Bernanos demeuré inachevé mais néanmoins essentiel, dans lequel le romancier se montre d’une clairvoyance et d’une liberté de parole rares à une époque où tant d’écrivains se fourvoyaient dans des idéologies désastreuses. Préfacée par Pierre-Louis Basse, cette nouvelle édition est augmentée de nombreux textes et lettres écrits par Bernanos lors de son exil volontaire au Brésil.
Cet essai qui adopte parfois le ton du pamphlet est à placer entre les ouvrages théoriques de Jacques Ellul et les romans de George Orwell, dans cette mise à nu des ravages causés par un système technicien qui écrase et asservit les peuples avec l’aisance et l’insensibilité d’un rouleau compresseur, une mise à nu que continueront après lui les Situationnistes et dont les premiers mouvements de protestation de 1968 ont hérité.
Quand il rédige La France contre les robots au début de l’année 45, Bernanos est en guerre.
Il l’est depuis Les Grands Cimetières sous la Lune publié en 1938 dans lequel il dénonçait les atrocités des milices franquistes et le soutien des ecclésiastiques espagnols à la dictature fasciste. L’ancien combattant de 14-18 qui s’était déjà insurgé contre l’horreur de cette immense boucherie dans Les enfants humiliés, désormais trop vieux pour se battre les armes à la main, d’autant plus dans une France qui a capitulé et collabore désormais avec le nazisme, se bat désormais par ses écrits, d’abord aux Baléares où il assiste aux horreurs de la guerre civile espagnole, puis du Brésil où il a trouvé refuge, ne cessant de porter son regard vers une France soumise dont il ne cesse d’espérer la résurrection.
Ainsi les premières pages de La France contre les robots sont-elles d’une vigueur et d’une acuité incroyables. « Capitalistes, fascistes, marxistes, tous ces gens-là se ressemblent. Les uns nient la liberté, les autres font encore semblant d’y croire, mais, qu’ils y croient ou n’y croient pas, cela n’a malheureusement plus beaucoup d’importance, puisqu’ils ne savent plus s’en servir. Hélas ! le monde risque de perdre la liberté, de la perdre irréparablement, faute d’avoir gardé l’habitude de s’en servir (…) Mais, surtout, ne la confiez pas aux mécaniciens, aux techniciens, aux accordeurs, qui vous assurent qu’elle a besoin d’une mise au point, qu’ils vont la démonter. Ils la démonteront jusqu’à la dernière pièce et ils ne la remonteront jamais ! »
« Un monde gagné par la Technique est perdu pour la liberté »
Si Bernanos commence par fustiger la Technique, ce n’est pas parce qu’elle serait mauvaise en soi, d’ailleurs il le dit lui-même « le danger n’est pas dans les machines, sinon nous devrions faire ce rêve absurde de les détruire par la force, à la manière des iconoclastes qui, en brisant les images, se flattaient d’anéantir aussi les croyances. Le danger n’est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d’hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner. » Le danger est donc davantage dans l’utilisation qu’on en fait, dans cette foi aveugle en la technique et au bonheur qu’elle serait censée apporter à l’homme, ce qu’Ellul résumera plus tard par cette sentence géniale : « ce n’est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique. » Car, comme le dit Bernanos, « les régimes jadis opposés par l’idéologie sont maintenant étroitement unis par la technique. »
C’est elle, en tant qu’incarnation du matérialisme hérité du XIXe siècle qui relie les systèmes capitalistes, fascistes, communistes, elle qui en fait trois formes en apparence distinctes mais aussi totalitaristes les unes que les autres, car asservissant l’individu, le faisant inéluctablement chercher son salut en elle.
C’est encore, dit Bernanos, au nom de la sécurité, de l’égalité, au nom du bonheur des peuples qu’on trouve toujours plus d’arguments pour asservir l’homme, que les progrès de la technique permettent de le soumettre un peu plus à l’Etat, qui n’est plus ni une nation, ni un ensemble d’individus partageant des valeurs communes mais une entité désincarnée, agissant sur le peuple par le biais de technocrates et de bureaucrates.
« Il y a vingt ans, le petit-bourgeois français refusait de laisser prendre ses empreintes digitales, formalité jusqu’alors réservée aux forçats. Oh ! oui, je sais, vous vous dites que ce sont là des bagatelles. Mais en protestant contre ces bagatelles le petit-bourgeois engageait sans le savoir un héritage immense, toute une civilisation dont l’évanouissement progressif a passé presque inaperçu, parce que l’Etat moderne, le Moloch Technique, en posant solidement les bases de sa future tyrannie, restait fidèle à l’ancien vocabulaire libéral, couvrait ou justifiait du vocabulaire libéral ses innombrables usurpations. Au petit-bourgeois français refusant de laisser prendre ses empreintes digitales, l’intellectuel de profession, le parasite intellectuel, toujours complice du pouvoir, même quand il paraît le combattre, ripostait avec dédain que ce préjugé contre la Science risquait de mettre obstacle à une admirable réforme des méthodes d’identification, qu’on ne pouvait sacrifier le Progrès à la crainte ridicule de se salir les doigts. »
Ceci devrait nous donner à réfléchir, à l’heure des passeports biométriques, de la vidéosurveillance généralisée, des fichiers de police toujours plus étendus, des scanners corporels dans les aéroports, à l’heure des contrôles de police multipliés, de toutes ces libertés que l’Etat usurpe chaque jour un peu plus à l’individu, mettant toujours en avant les progrès de la science qu’il est un crime de refuser, celle-ci étant censée nous protéger davantage d’un monde que l’on nous fait croire hostile et profondément méchant, quand elle ne fait que restreindre notre liberté.
Plus encore, à l’heure où sur la télévision parlementaire, le député Patrice Calméjane propose de mettre en place une « surveillance citoyenne » dans les quartiers difficiles dont il est élu, sans que la journaliste ne cille, alors que dans son langage technocratique, surveillance citoyenne est synonyme de délation pour le peuple que nous sommes et à qui ce terme n’est pas sans rappeler certaine période la moins glorieuse de notre histoire, cette période que Bernanos dénonce avec violence et qui a instillé le poison du totalitarisme national-socialiste en France, dont nous n’avons pas fini de nous débarrasser, l’idolâtrie de la technique, de la science et de la propagande étant son héritage direct, de même que l’omnipotence de l’Etat.
(À suivre)
Georges Bernanos La France contre les robots, préface de Pierre-Louis Basse, Le Castor Astral, 248 pages.
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