Aragon critique d’art ?

/Dans ses Écrits sur l’art moderne, réédités et largement enrichis par les éditions Flammarion, transparaît toute l’ambiguïté de Louis Aragon.

L’un des écrivains les plus importants du XXe siècle, auteur du mentir-vrai, dont la vie, de la naissance à la mort, est une succession de mensonges et de falsifications de la vérité mis au service d’idéologies qui l’auront aveuglé toute sa vie, le rendant à la fois immense et pathétique, est ici livré dans toute sa contradiction.

Aragon critique d’art ? Jamais de la vie. En 1945, il dit lui-même que « Chaque moyen d’expression a ses limites, ses vertus, ses manques. Rien n’est plus arbitraire que d’essayer de substituer la parole écrite au dessin, à la peinture. Cela s’appelle la critique d’art, et je n’ai pas conscience d’en être coupable ici. »
Ce sont pourtant des dizaines de textes, parfois très longs et très riches, qu’Aragon a rédigés tout au long de sa vie, souvent pour défendre ses amis mais en se servant surtout des œuvres des autres, comme dans le cas d’André Fougeron, pour exprimer une théorie de l’art, comme l’ont fait avant lui Baudelaire, Huysmans, Proust…
Cependant, Aragon va bien plus loin. En refusant d’être considéré comme critique d’art, il s’octroie le droit d’écrire des panégyriques à l’adresse d’artistes sans un seul mot sur leur œuvre, en les louant uniquement parce qu’il les considère comme appartenant au réalisme dont il s’est institué le défenseur.

« L’urgence morale, écrit Jacques Leenhardt dans l’introduction, a toujours produit chez Aragon un discours apodictique. Ce fut celui du surréalisme – Aragon avait alors la réputation d’en faire toujours plus que les autres -, ce fut celui du stalinisme. […]
Que la surenchère soit une stratégie d’obédience à l’égard du groupe, nul doute. Que l’enfance déchirée d’Aragon y apporte une lumière, voire une explication, permettrait peut-être de comprendre la permanence du comportement de « converti » et la fidélité à toute épreuve dont il fera preuve. »

Socialisme et communisme rimant pour Aragon avec réalisme, tout ce qui n’est pas considéré par lui comme réaliste, en bon disciple de Breton et de Staline, il l’anathématise. Ainsi de la peinture abstraite qui ne trouve aucune grâce à ses yeux et à propos de laquelle il écrit : « l’académisme revient déguisé en avant-garde. A quand le prix de Rome du néant ? » tandis que les toiles de Picasso qu’il juge « réalistes à leur manière » seront célébrées jusqu’au bout, quelles qu’elles soient. Soumis au parti communiste comme à sa passion pour Elsa Triolet, comme au surréalisme auparavant, Aragon, tel l’enchaîné volontaire, n’acquiert davantage de liberté d’action et d’expression que lorsque son maître ou sa maîtresse les lui octroient.
Ainsi, s’il lui faudra attendre d’être libéré de la dictature morale d’André Breton pour avouer avoir écrit des romans en cachette (le roman étant considéré comme la forme d’art bourgeoise par excellence par le groupe surréaliste), et la mort d’Elsa Triolet pour avouer son homosexualité, ce n’est que lorsque l’idéologie communiste desserre son étau qu’Aragon se permet d’admettre que le « non fini » puisse avoir sa place dans l’art, comme partie du fini ardemment défendu.

Au-delà de textes magnifiques sur Chagall, Léger, Picasso, Man Ray, et bien d’autres encore, c’est le portrait d’Aragon dessiné en creux par ses textes qui fait l’intérêt suprême de ce livre.
Non pas que ses écrits, aussi partiaux soient-ils parfois, ne soient dénués d’intérêt, même si Aragon fut sans doute beaucoup plus moderne et génial dans sa poésie que dans ses écrits sur l’art, mais parce que sa personnalité est aussi fascinante que ce XXe siècle qu’il a traversé en y imprimant sa silhouette et parce qu’il faut saluer sa fidélité infaillible, jugerait-on même qu’elle ne s’est pas portée sur les bonnes personnes ou les justes causes.

« Vous pourrez faire du mot réaliste une étiquette d’infamie, je n’y renoncerai pas. L’attitude réaliste, dans l’art et dans la vie, est le sens de ma vie et de mon art, » écrivait-il en 1963.

Louis Aragon, Écrits sur l’art moderne, 730 pages, Flammarion.

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