Une rentrée « virtuelle » pour l’Académie Française

Par Michel Zink, de l’Académie française.

/L’Académie française signe sa rentrée le 25 octobre autour du thème « Le Virtuel ». Un membre de chacune des cinq Académies se livre à un exercice de style autour du sujet choisi. Cette année : le virtuel.
Michel Zink, philologue français, spécialiste de la littérature française du Moyen Âge, président de l’Académie des inscriptions et belles-Lettres pour l’année 2011, donne son éclairage aux lecteurs de CultureMag.

– Qui a choisi et pourquoi avoir choisi ce thème comme sujet de rentrée des Académies ?

Le thème de chaque année est choisi au cours d’une réunion à laquelle participent les secrétaires perpétuels et le chancelier de l’Institut. “Le virtuel” avait déjà été proposé l’an dernier par l’Académie des sciences morales et politiques. La proposition n’avait alors pas séduit. Je représentais à cette réunion le secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et je n’étais moi-même guère favorable à ce thème qui convenait si peu à notre académie. Mais il pouvait convenir aux autres et il a été ainsi retenu cette année. Je suppose que le virtuel a pu intéresser l’Académie des sciences morales et politiques à cause de ses effets sur l’évolution de l’économie et de la société (il est certain que le discours de Michel Pébereau sera d’actualité!), l’Académie des sciences à cause de la physique quantique (c’est le grand physicien Serge Haroche, mon collègue au Collège de France, qui fera le discours), l’Académie des beaux-arts à cause des possibilités qu’offrent les représentations et les projections virtuelles en architecture (le discours sera prononcé par Aymeric Zublena), mais aussi dans d’autres arts. L’Académie française, en confiant le discours à Jean-Luc Marion, a choisi de prendre le terme dans son sens philosophique, et on ne peut que l’approuver.

– Le virtuel : Un drôle de sujet pour un spécialiste du Moyen-Âge où les tournois ne se passaient pas derrière un écran et où les relations humaines ne se cantonnaient pas à des « médias sociaux »…

Comme je l’ai dit, l’Académie des inscriptions et belles-lettres est désavantagée par un tel sujet. L’alternative qui s’offrait à elle était la suivante.
Ou bien traiter de la reconstitution virtuelle de monuments ou d’œuvres d’art grâce à l’informatique et parler des perspectives ouvertes par les techniques numériques à l’archéologie, à l’histoire de l’art, à la philologie même dans l’étude des papyri, des manuscrits, etc. C’était le choix le plus naturel et sans doute celui que l’on attendait de nous. L’inconvénient était de nous poser en simples utilisateurs de la science, tandis que nos confrères parleraient de la science elle-même ou réfléchiraient sur de graves questions économiques, sociales et philosophiques.
Ou bien aborder la notion de virtuel de façon décalée en montrant que les effets du virtuel ne tiennent pas à la seule technique et que la littérature n’a pas attendu l’ère du numérique pour y recourir. C’est finalement ce choix qui a été retenu comme un moindre mal dans une situation où le représentant de notre académie ne pourra faire que piètre figure. Et comme je suis cette année le président de l’Académie, il a paru que, puisqu’il s’agissait d’un sacrifice, c’était à moi de me sacrifier.
Comme je suis médiéviste, je parlerai en effet essentiellement du Moyen Âge, mais en traitant le sujet sur un mode légèrement distancié et en jouant sur les deux sens du mot virtuel, le sens traditionnel – “en puissance” (latin virtus) par opposition à “en acte” – et et le sens “informatique”, à travers une série d’exemples. D’abord un épisode d’un roman arthurien du XIIIe siècle qui montre un rêve interactif où le merveilleux est le révélateur d’une vérité psychique. Ensuite la jouissance dans l’inaccomplissement du désir ou dans le retard de sa satisfaction à travers son expression dans la poésie des troubadours du XIIe siècle. Enfin, empruntés à des contes religieux du XIIIe siècle, des “miracles virtuels” qui n’existent que dans la perception de celui qui en est le témoin, mais dont la réalité miraculeuse n’est cependant pas mise en doute. Je termine en élargissant un peu ma perspective et en m’évadant un instant du Moyen Âge.

Notre passé sera-t-il condamné à être relégué dans des bibliothèques virtuelles ?

Les documents écrits du passé – tablettes, papyri, manuscrits, livres anciens – seront toujours conservés et les savants auront toujours besoin d’avoir avec eux un contact direct. Mais tout le monde ne peut pas fréquenter musées et bibliothèques. Ces objets fragiles ne peuvent être mis entre toutes les mains. Les manuscrits du Moyen Âge souffrent tant d’être maniés par de trop nombreux chercheurs que certains, à la Bibliothèque nationale de France, ne sont plus disponibles à la consultation. On ne saurait donc se plaindre de la numérisation de ces documents. Je suis, pour ma part, très heureux de pouvoir désormais lire une foule de manuscrits médiévaux depuis mon bureau sur l’écran de mon ordinateur sans avoir à courir les bibliothèques d’Europe ou du monde, sinon lorsque la consultation de l’original s’avère nécessaire à un stade particulier de la recherche.
Le danger concerne plutôt notre présent quand il sera devenu passé. Si toutes nos archives sont informatisées, survivront-elles au renouvellement des systèmes informatiques? La mémoire de notre temps sera-t-elle à la merci d’une panne d’électricité?

Voyez-vous notre futur comme un champ « virtuel » affranchi de tout lien avec le passé ?

En lui-même, le virtuel n’a pas pour conséquence nécessaire une rupture avec le passé. CultureMag, revue en ligne, en est la preuve. Cependant, le surgissement sans préparation ni mûrissement des représentations virtuelles offertes par les écrans et le morcellement de l’information en ligne peuvent avoir pour conséquence une sorte de déstructuration de la conscience et de la mémoire historiques. Le recours à l’histoire ne me paraît pas disparaître, mais se faire dans une confusion de plus en plus grande. Le passé n’est invoqué et ne retient souvent l’attention que par ses liens les plus superficiels avec l’actualité la plus éphémère. Qui croit encore que son étude patiente, sa connaissance approfondie et sa méditation sont le socle de la formation de l’esprit? Mais je ne sais dans quelle mesure cette évolution, qui ne chagrine probablement que les membres de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, doit être mise en relation avec l’explosion du virtuel.

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