Ben Laden le bouc émissaire idéal

/ Il s’est écoulé dix ans entre les attentats du 11 septembre 2001 et la mort de Ben Laden, l’homme le plus recherché au monde pendant ces dix années. On pourrait croire la nouvelle heureuse, compte tenu des efforts mis en place par les Américains pour retrouver l’auteur présumé des attentats du World Trade Center. Et pourtant, Ben Laden mort, l’Amérique se retrouve dépourvue de bouc émissaire, comme après la chute du bloc soviétique. L’Amérique orpheline de son double mimétique qu’elle avait elle-même engendrée saura-t-elle s’y retrouver ?

« Au lendemain du 11 septembre, écrit Bruno de Cessole dans son essai Ben Laden le bouc émissaire idéal, la romancière indienne Arundhati Roy avait pointé combien le chef charismatique d’Al Quaïda et le président américain G .W. Bush composaient un Janus à double visage. » Et l’auteur d’invoquer René Girard dont « aucune autre théorie que la sienne ne paraît mieux rendre compte des paradoxes de la situation actuelle. » Qui mieux que lui, effectivement, qui mieux que le théoricien du double mimétique, que l’auteur de La violence et le sacré ou d’Achever Clausewitz peut nous aider à comprendre le rôle qu’a joué Ben Laden pendant les dix dernières années ?

« Personne n’aurait pu imaginer expose-t-il, que vingt ans après l’effondrement du communisme et la fin de la guerre froide entre les deux superpuissances de l’époque, l’état du monde se serait à ce point aggravé. Personne n’aurait pu concevoir que l’islamisme prendrait le relais du totalitarisme soviétique pour devenir l’instrument d’une revanche globale contre la toute-puissance et l’arrogance de l’Occident et que l’on assisterait à une « théologisation » de la violence et de la guerre, « Grand Satan » contre « Axe du Mal », à une rivalité mimétique entre deux formes de fondamentalismes ou de croisades. »

Car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une violence institutionnalisée et comme normalisée qui prend valeur de vengeance. « Une vengeance collective exercée contre l’homme qui avait humilié l’orgueil américain et révélé la vulnérabilité de sa puissance. » Et toute forme de vengeance, René Girard l’a parfaitement démontré en s’appuyant sur l’Ancien et le Nouveau Testament mis en regard des mythes païens, ouvre un cycle de vengeances mimétiques sans fin, ouvre la porte à l’explosion de la violence. Au ressentiment de peuples méprisés et humiliés par l’Amérique, Ben Laden a répondu par les attentats du 11 septembre 2001. A ces attentats, les Américains ont rétorqué par la violence en attaquant les Talibans puis en chassant sans relâche Oussama Ben Laden jusqu’à ce que mort s’ensuive, jusqu’à le priver de procès, jusqu’à lui refuser une sépulture, jusqu’à nier son humanité au final. Certains ont cru que sa mort mettrait fin au terrorisme et rétablirait l’ordre et la sécurité. Tout porte à craindre au contraire que le cycle de la violence mimétique a été enclenché et que seul l’anéantissement total d’un des deux camps, les terroristes islamistes ou les impérialistes Américains pourra y mettre fin. Une chose impossible, inimaginable, qui peut faire craindre « le surgissement prochain de l’Apocalypse ».

Le problème est qu’à l’arrogance de l’Occident (les Européens marchant au pas, dans l’ombre des Américains) répondent le ressentiment et la haine des peuples qui se sentent laissés pour compte. Limonov n’a sans doute pas tort lorsqu’il explique dans le Point : « L’Europe se ment quand elle se dit qu’elle défend le Bien, la démocratie, les droits des hommes. L’Europe, en fait, tue les pays dissidents, les pays différents, l’homme différent. L’Europe poursuit le Bien avec tous les moyens du Mal. L’Europe est en crise profonde, en crise de conscience. L’Europe est perdue. » Pour aussi excessifs que semblent ces propos, ils ont au moins le mérite de nous faire prendre conscience du sentiment que l’Europe peut faire éprouver aux non-occidentaux. L’Europe, à la suite des Etats-Unis, est l’incarnation du mensonge et de la trahison ; de la subversion de l’idéal démocratique ; de la négation de la devise Liberté, Egalité, Fraternité.

Ce que constate Bruno de Cessole, c’est, notamment lors des attentats du 11 septembre, un retour à une forme de violence archaïque – un vrai retour en arrière. « Cette hécatombe en direct, cette Apocalypse live nous ramenaient à des années-lumière de notre modernité rationnelle, de notre univers si banalement prévisible. Soudain, des images archaïques remontaient à la surface. Celles des sacrifices humains des religions antiques, des victimes offertes en holocauste aux dieux de la guerre et de la vengeance… Comment y croire ? Et pourtant, cela se déroulait sous nos yeux, dans une instantanéité à jamais fixée sur le disque dur de nos mémoires. »

Car comment ne pas voir, derrière la mine de circonstance de certains, comment ne pas distinguer une forme de jouissance, la même que lors des sacrifices rituels des religions païennes, la même que dans les jeux du cirque romain, comment ne pas distinguer dans les mouvements de joie obscène d’un grand nombre d’Américains à l’annonce de la mort de Ben Laden, le désir de vengeance l’ « éternelle volupté du sang et de la mort… » ? Comment ne pas percevoir dans le voyeurisme de la journée spectaculaire du 11 septembre, indéfiniment ressassée par toutes les télévisions, dans la détermination des terroristes et, plus tard, de George W. Bush, l’ « apothéose irréfutable du nihilisme. » Ben Laden a lancé un défi aux Occidentaux qui ont foncé dedans tête baissée. « Etes-vous assez convaincus de vos valeurs, assez ancrés dans vos croyances, pour faire le même sacrifice destiné à la sauvegarde du libéralisme marchand et de la démocratie parlementaire ? » A ce jeu-là, nul ne peut être vainqueur et moins encore les Occidentaux surcivilisés qui, à défaut d’autre chose, tiennent à leur vie par-dessus tout. S’il faut absolument un meurtre fondateur pour établir un pacte social, comme l’explique René Girard, la mort de Saddam Hussein et de Ben Laden devraient suffire à légitimer les pouvoirs de Bush et d’Obama, pour le meilleur mais surtout pour le pire. Car rien de bon ne peut sortir d’une civilisation fondée sur un meurtre, aussi juste puisse-t-il sembler à première vue. Le bouc émissaire est toujours une victime innocente en ce qu’il est censé canaliser toute la violence d’une communauté et calme effectivement pour un temps cette communauté, en détournant son attention du véritable mal qui la ronge.
En temps de crise, il faut une victime expiatoire pour retrouver un ordre apparent, qui n’est en réalité que le masque du chaos. Ben Laden semble devoir jouer ce rôle. Mais nous le savons, si la vengeance des peuples occidentaux est pour un temps rassasiée, la violence est sans fin et durera tant que le ressentiment à l’égard de l’impérialisme américain et de l’arrogance européenne perdurera.

Dans une analyse d’une très grande finesse qui le fait interroger Nietzsche, Dostoïevski, le christianisme, l’islam, les penseurs antiques et le nihilisme ; qui lui fait analyser le rôle des croisades et la confusion trop simpliste que certains, à la suite de Ben Laden, font entre le djihadisme et les croisades ; qui lui fait considérer l’échec de la civilisation libérale, hédoniste et faussement égalitaire à l’américaine ainsi que le renoncement de l’Europe, Bruno de Cessole nous convainc que la pire des armes est le ressentiment, cet élan nihiliste qui pousse à la haine et à la vengeance, à la destruction sans fin, jusqu’à l’ultime catastrophe. Peut-être serait-il temps de revenir à un humanisme raisonné et charitable et que chacun fasse son examen de conscience et apprenne le pardon – l’Occident en premier qui ferait bien de retrouver la vraie parole d’amour évangélique – avant d’en arriver à un cataclysme irrémédiable.

Bruno de Cessole, Ben Laden le bouc émissaire idéal, 149 pages, éditions de la Différence.

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