En Russie, la littérature aussi prend les armes

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Zakhar Prilépine a la franchise d’avouer qu’il ne comprend rien à l’Europe. Il est fort probable qu’il en aille de même des Européens vis-à-vis de la Russie. Nous ne comprenons rien à la Russie, ou si peu de choses, les événements géopolitiques de ces derniers temps en sont la preuve.
L’essai de Monique Slodzian, Les Enragés de la jeune littérature russe, propose de pénétrer dans la Russie contemporaine par la meilleure voie qui soit, celle de la littérature. Son essai débute par la Lettre au camarade Staline de Zakhar Prilépine, qui illustre bien le sentiment, pour nous étrange, de ces jeunes Enragés que sont Prilépine, Sadoulaev, Sentchine, Chargounov, lesquels, dans le sillage de Limonov, se réclament du national-bolchévisme et œuvrent à une réhabilitation de l’URSS, des révolutions de 1905 et 1917, de la Grande Guerre Patriotique (1941-1945), des prouesses techniques et scientifiques de l’URSS et du génie russe, contre le libéralisme qui s’est imposé en Russie avec la perestroïka, et qui a miné le pays.

Ces écrivains sont fascinants, il faut l’avouer, et le titre de l’essai de Monique Slodzian, Les Enragés de la jeune littérature russe est parfaitement trouvé. Ils sont enragés et constamment prêts à mordre, et ils ont le souffle de la jeunesse qu’il est si rare de sentir encore sur nos nuques d’Européens fatigués. Ils agissent, ils écrivent, ils ferraillent, font la guerre, des séjours en prison ou en camp, reviennent, recommencent et ne craignent jamais de s’en prendre au loup Poutine ou à l’ours Medvedev. Aussi forts que les Pussy Riot, mais les idées en plus.

En lisant cet essai (qui donne toutefois matière à critique) et les chroniques de Prilépine, Je viens de Russie, publiées dans le même temps et par le même éditeur, on peut se demander ce que font nos célèbres écrivains français pour leur peuple. Se battent-ils seulement pour sauver leur histoire et les droits de leur peuple ? Ont-ils encore conscience qu’ils appartiennent à un peuple ? Sont-ils capables de partager sa couche, son mauvais alcool, son labeur, son désespoir, de lui donner à manger s’il le faut ? Les écrivains et les intellectuels, en France, vivent entre eux et pour eux et quand ils se réunissent pour manifester, c’est encore entre eux, et dans les beaux quartiers parisiens et pour une cause qui n’engage que leur bonne-conscience. C’est en tout cas l’image qu’ils donnent et peut-être est-ce, en fin de compte, l’une des causes principales du mal-être du peuple français. Ceux qui devraient parler de lui l’ont oublié.

Mais encore faudrait-il pouvoir parler de peuple français sans que cela fasse rire. Zakhar Prilépine fait preuve d’un patriotisme exacerbé qui le ferait couvrir d’un tas d’épithètes infamantes en France. Cet amour inconditionnel qu’il clame envers son pays, que ce soit dans ses travers, ses erreurs ou ses épisodes glorieux, est pourtant émouvant. Plus étonnante est la complaisance de Monique Slodzian à l’égard des personnages sulfureux que sont Limonov ou Prilépine, qui ne cachent pas leur désir de réhabilitation de Staline. Loin de nous l’idée de juger leur patriotisme et même leurs opinions politiques. Il est cependant énervant de constater que Monique Slodzian réduit Drieu La Rochelle, Morand, Jünger et Mishima à de vulgaires suppôts du fascisme ou du nazisme, comme si c’était là toute leur œuvre, tandis qu’elle excuse si facilement les errements idéologiques de Limonov, ses liens avec l’extrême droite française et ses revirements d’un extrême à l’autre, jusqu’à fonder un parti national-bolchévique. (Ça ne rappellerait pas un certain Drieu la Rochelle ?).

Une fois de plus, et bien que l’auteur s’en défende, nous tombons dans le deux poids deux mesures. Et c’est plus agaçant encore lorsque Mme Slodzian se permet de reprocher aux Français et aux Norvégiens de ne pas avoir assez demandé pardon au monde entier des crimes dont ils se sont rendus coupables en collaborant avec Hitler, ou qu’elle évoque le « tabou de la collaboration » en France, alors que la réhabilitation de Staline et de Lénine par les Enragés de la jeune littérature russe, comme elle les nomme, ne semble pas la choquer le moins du monde. Comme si certains crimes et certaines idéologies étaient autorisées à la Russie, mais pas à la France. Comme si les Russes avaient soupé des crimes de Staline et qu’il ne fallût plus en parler et que cela justifiait sa réhabilitation, tandis que les Français n’avaient jamais entendu parler des « heures les plus sombres de leur histoire », que nul ne s’était jamais repenti des crimes du régime de Vichy et qu’ainsi, il faudrait continuer de s’auto-flageller en France et en Europe pour les crimes de nos grands-pères, tandis que les Russes seraient absous de ceux des leurs.
Il y a dans cet essai un étrange procédé de justification de l’idéologie des jeunes écrivains enragés russes qui se fait sur le dos de l’Europe. Qu’est-ce qui le justifie ? Le talent des écrivains russes ? Les écrivains français, eux, n’en ont aucun, aucune grâce ne leur sera accordée. C’est plus ou moins ce que pense Prilépine.

Il faut donc remercier Mme Slodzian et M. Prilépine de nous piquer au vif par leurs écrits et de nous rappeler que, Français, nous n’avons pas à rougir de notre histoire, ni de notre culture ni de notre littérature et que nous ne sommes pas encore tout à fait morts. A l’auteur de Je viens de Russie, nous avons envie de répondre que nous n’avons nul besoin de prouver que la France a enfanté au moins autant de génies littéraires, artistiques et politiques que la Russie, malgré sa taille et sa population en comparaison dérisoires, comme il le dit si bien.
Et il n’est nul besoin de prouver que « l’immonde Proust », comme il le nomme, est lu et admiré de par le monde, tant et plus que les écrivains russes qui forment son Panthéon.

À lire Je viens de Russie, on comprend mieux d’où vient le nationalisme russe qui pousse aux frontières de l’Europe, et pourquoi Prilépine et Limonov, « plus dur et plus intelligent que Genet et Pasolini » selon Prilépine, jugent Poutine trop mou et trop libéral.

Pratique :

Monique Slodzian, Les Enragés de la jeune littérature russe, essai, La Différence 2014

Zakhar Prilépine, Je viens de Russie, chroniques, La Différence, 2014

2 Comments

  1. Compte rendus très intéressants :
    je vois de lire moi aussi le livre de Monique Slodzian.
    Je suis moins sévère que vous : je le trouve passionnant de bout en bout , et relativement honnète ( pour ne pas dire »objectif »).
    De plus le portrait qu’elle trace de Limonov (« Limonov made in France ») est beaucoup plus près de la réalité, et autrement plus documenté, en seulement 10 pages, que les 500 d’Emmanuel Carrère.
    Je n’ai pas encore lu le « Je viens de Russie » de Prilepine, mais je vous conseille le formidable SANKIA ( Editions Actes Sud).
    Et sur Limonov, n’hésitez pas à consulter mon site TOUT SUR LIMONOV, qui regorge d’informations récentes et inédites (toute modestie mise à part) :
    http://www.tout-sur-limonov.fr/

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