Les Borgia et leur temps

/Cette fois encore, il convient d’évacuer le romantisme qui colle à l’histoire comme une seconde peau et exagère avec outrance le romanesque de la famille Borgia.

Est-ce ce que propose l’exposition du musée Maillol ? Il est difficile de le savoir car si elle commence par replacer la famille dans son contexte historique en exposant une galerie de portraits, elle finit avec les costumes de la série diffusée sur Canal+, et des affiches de films consacrés aux Borgia et celle d’une bande dessinée de Manara. Quels que soient les mérites des uns et des autres, ce sont eux qui ont, avec Dumas, Hugo ou Verlaine au XIXe siècle, contribué le plus largement à asseoir la légende romantique qui entoure cette famille. Alors que faut-il comprendre ? Il semblerait que l’exposition hésite constamment entre l’Histoire et les histoires. Le catalogue de l’exposition a un ton différent et nous éclaire davantage. Il est un peu gênant d’être contraint de se rabattre sur lui, mais cela ne doit pas nous empêcher de parler des Borgia, les originaux si l’on peut dire.

Originaires de la région de Valence en Espagne, la famille Borja est de petite noblesse terrienne et s’extirpe de sa modeste condition par l’intelligence d’Alphonse, « probablement l’un des meilleurs juristes de son temps », (Claudio Strinati) qui, devenu conseiller juridique des rois d’Aragon, négocie la reconnaissance par le pape de la souveraineté du roi d’Aragon sur le royaume de Naples qu’il place dans le même temps sous l’influence directe du pape à qui il promet de participer à la fameuse croisade contre les Turcs qui n’aura jamais lieu. En échange de cela, il est fait cardinal.
Nous sommes en 1444 et Alphonse s’installe à Rome où il sera élu pape onze ans plus tard. Il ne conserve que trois ans le siège de Saint-Pierre mais a le temps de mettre en place la restauration du pouvoir temporel pontifical que son neveu Rodrigo, élu pape sous le nom d’Alexandre VI quelques trente ans plus tard, assoira avec plus de vigueur encore. Alexandre VI est le père des célèbres César et Lucrèce Borgia et c’est naturellement ce trio qui a alimenté d’innombrables fantasmes dont il faut tenter de faire la part.

César a été très tôt rongé par l’ambition politique et apparaît un jeune homme sans pitié, proprement machiavélique. C’est d’ailleurs de lui que s’est inspiré Machiavel pour son célèbre Prince. Il compte, avec son père, le pape Alexandre VI, relever l’empire romain, fonder une nouvelle dynastie pour faire contrepoids au pouvoir de la France, de l’Espagne et de l’Empire germanique, et pour cela prend d’abord appui sur le roi de France Charles VIII. Il conquiert par la violence nombre de territoires et s’empare notamment de la Romagne avec une sauvagerie restée célèbre. Mais lorsque son père meurt en 1458 toute son entreprise s’effondre.

Quant à Lucrèce que la légende a faite empoisonneuse, bacchante incestueuse, diabolique et perverse amorale, il semble que ce fut au contraire une femme d’une grande intelligence, d’une grande finesse d’esprit, très cultivée, belle et sans doute sensuelle mais qui, selon Burckard lui-même, le Saint-Simon de l’époque, se tint toujours en dehors des orgies qui pouvaient avoir lieu à la suite de « festins assez osés » (Barbara Briganti) auxquels elle a pu participer. La vérité est qu’elle fut beaucoup moins intrigante que certains libelles d’époque – probablement aussi dénués de fondements que les libelles révolutionnaires qui peignaient Marie-Antoinette en perverse vicieuse – ne l’ont prétendu et, de toutes les cours européennes de l’époque, elle était l’une des femmes les plus admirées et les plus enviées. Tant et si bien que sur la fresque des appartements Borgia au Vatican qu’a peints Pinturicchio, ce dernier a représenté sainte Catherine d’Alexandrie sous les traits de Lucrèce. Il ne fait cependant aucun doute que Lucrèce fut, entre les mains d’un père très probablement incestueux et d’un frère extrêmement proche de sa sœur, un instrument destiné à établir le pouvoir de la famille. Mariée trois fois par eux en fonction des alliances stratégiques qu’ils nouaient, ils ne s’embarrassèrent jamais d’aucun de ses maris ou amants qu’ils faisaient assassiner selon les besoins de la politique, ni des nombreux enfants qu’elle eut et qui lui furent arrachés.

/Le pouvoir, nous le savons, attise les fantasmes et les légendes, et plus encore lorsque l’Histoire est riche. Entre la deuxième moitié du quinzième siècle et la première moitié du seizième, tandis que l’Espagne achevait sa Reconquista, expulsait les Juifs de son territoire et mettait en place l’Inquisition, Christophe Collomb découvrait l’Amérique, Gutenberg l’imprimerie, Copernic l’héliocentrisme et la France l’art italien puis les auteurs latins et grecs qui avaient été largement oubliés depuis mille ans, en venant guerroyer jusqu’à Naples après que Laurent le Magnifique, qui avait su rendre aux Etats italiens une paix précaire et qui avait su s’entourer d’éminents penseurs et artistes, tels Machiavel, fut assassiné. Cette époque fut celle de l’humanisme, d’Erasme, de Copernic et de Leonard de Vinci, mais aussi celle d’abominables guerres, d’intrigues politiques, d’assassinats, de chasses aux sorcières et d’intolérance religieuse. Elle est tout autant celle de Luther, de Thomas More et de Savonarole. Celle des bûchers et des découvertes scientifiques. L’époque à laquelle les hommes ont pris conscience que la science et la raison ne suffisent pas à fonder un monde idéal. « Le pari du mouvement humaniste de croire en l’homme et en ses capacités à dominer le monde par la raison, par la science, par l’expérience et par la connaissance se révèle un échec. Cette domination aurait dû entraîner la construction d’un monde idéal et d’une civilisation universelle, dans la paix et l’harmonie, un nouvel « âge d’or », comme l’écrit Erasme dans
sa lettre de 1517 à Léon X, où l’homme aurait été capable de dominer son destin. Au lieu de cela, l’homme de la fin du XVe et du début du XVIe siècle est bien obligé de constater que son monde ne connaît que la guerre et les discordes, qu’il ne parvient pas à dominer le monde matériel qui l’entoure … », écrit Marie Viallon.

L’humanisme bouleverse toute l’Europe et provoque des rencontres inattendues. Ainsi l’on trouve à Rome des peintres venus de toute l’Italie mais aussi des Flandres. Et c’est par la domination artistique que les cours italiennes se jaugent et font la démonstration de leur puissance. C’est aussi de cette manière que les papes s’affrontent et, quand Alexandre VI invite Pinturicchio à peindre ses appartements, Jules II, son successeur et son ennemi juré, confie la décoration de la chapelle Sixtine à Raphaël, à Bramante et puis à Michel-Ange. Leonard de Vinci, lui, vend ses services aux princes les plus puissants, ainsi l’exposition présente-t-elle une amusante lettre adressée à Ludovic Sforza dans laquelle il se vante de surpasser tous ses pairs dans l’art technique de la guerre. Il se mettra aussi au service de César Borgia avant d’être à celui de Louis XII. Mais la peinture et l’architecture sont, à l’époque de l’humanisme, des arts, sinon politiques, philosophiques.

« L’humanisme repousse le problème de la justification pour exalter la beauté de la vie – même terrestre – pour montrer que l’homme, par son activité ou par sa créativité, est un vicaire de Dieu créateur », écrit Marie Vallon.
Et Claudio Strinati affirme que « pour les humanistes du XVe siècle, imiter la réalité ne veut pas dire reproduire l’aspect des choses, du paysage ou des personnes, ce qui est relatif à la forme, mais signifie imitation du processus de la Création, dans le sens que les religieux donnent à ce mot, la Création figurant l’essence divine elle-même. »

Ainsi, le temps des Borgia fut-il celui des guerres pour le pouvoir temporel et spirituel, ce qui est peut-être moins « vendeur », mais plus profond et lourd de conséquence que les histoires d’inceste, d’empoisonnement et d’orgies que l’on retrouve à toutes les périodes de l’histoire et à peu près partout où le pouvoir se concentre. C’est ce que l’on eût aimé que nous expose plus clairement le musée Maillol et que l’on trouve de manière plus explicite dans le catalogue de l’exposition.

 Pratique :

Toutes les citations sont extraites du catalogue Les Borgia et leur temps édité par Gallimard et Le Musée Maillol, 35€

 

Les Borgia et leur temps, jusqu’au 15 février 2015.
Musée Maillol,
59/61, rue de Grenelle, Paris.
Ouvert tous les jours de 10h30 à 19h00. Le vendredi jusqu’à 21h30

Illustrations : Altobello Melone PORTRAIT DE GENTILHOMME (CÉSAR BORGIA?) 1513 © Archivio fotografi co Accademia  Carrara – D’après Bartolomeo Veneto PORTRAIT PRÉSUMÉ DE LUCRÈCE BORGIA 1510  © Florent Gardin/MBA-Nîmes –
Michelangelo Buonarroti dit Michel-Ange (Attribué à) PIÉTA Dernière décennie du XVe siècle © D.R.

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