Gifler Jean d’Ormesson ?

""« Gifler un vieillard est un plaisir plutôt bas que nous ne saurions promouvoir, surtout à cette époque qui, quoique gérontocrate, sa pâme de « jeunisme » et compose assez cyniquement avec toutes les barbaries que secrète l’immaturité qu’elle entretient partout avec complaisance ; non, gifler un vieillard – un cadavre à la limite, cela s’est déjà vu, puis le macchabée est insensible, on touche instantanément au symbole, mais gifler un vieillard, en un temps où, par ré-ensauvagement, brutalité des mœurs, exécration de l’ancien, le geste, qu’il soit métaphorique ou littéral, semble aussi commun que celui de recharger la batterie toujours affamée d’électricité de son téléphone portable : a priori, à ce geste-là, nous opposerions notre veto. »

La première phrase du pamphlet de Romaric Sangars donne le ton de ce qui va suivre et il serait erroné et abusif de croire qu’il s’agit d’une longue dissertation sur les bienfaits ou les méfaits de la gifle appliquée au vieillard. Non, en réalité, et quoiqu’un tel sujet eût pu être entrepris avec humour et sensibilité par Bernard Quiriny, par exemple, il s’agit davantage, dans Suffirait-il d’aller gifler Jean d’Ormesson pour arranger un peu la gueule de la littérature française ?, dont le titre est déjà un trait de génie, d’établir le bilan presque médical de la littérature française actuelle.

Et Romaric Sangars l’établit avec talent. Avec la finesse d’esprit et d’analyse de celui qui a lu et critiqué la production littéraire mois après mois, depuis de longues années ; avec la passion de celui qui aime profondément la littérature ; avec la fougue, l’ardeur et la retenue de celui qui aime et qui se bat pour éviter que soit souillé l’objet de son amour. Ainsi, n’est-il pas question d’aller gifler physiquement Jean d’Ormesson, qui ne mériterait pas une telle prise de risque, laquelle serait d’ailleurs tout à fait stérile. Il s’agit bien plutôt de souffleter sa statue, de dire le mépris que sa « pléiadisation » inspire.

« Car qu’incarne Jean d’Ormesson ? Tout compte fait presque rien. » Alors, pourquoi se donner tant de peine à le démontrer ? Parce qu’avec l’entrée de Jean d’Ormesson en Pléiade, c’est la dernière institution littéraire qui se discrédite, c’est la puissance symbolique de la France qui est mise à bas. C’est la consécration du commerce culturel comme unique horizon de la littérature. « Enfin un Pléiade qui va se vendre », aurait dit Jean d’Ormesson à Antoine Gallimard, lorsque celui-ci lui eut appris son entrée dans la plus prestigieuse collection littéraire française, rapporte Libération. Qu’il s’agisse d’une boutade ou d’un trait d’humour – il serait tout de même très exagéré d’y voir là un de ces traits d’esprit, qui, longtemps, caractérisèrent l’esprit français – cela en dit beaucoup sur l’état de la plus illustre maison d’édition française et sur la réduction de la littérature à un bien de consommation culturelle. Il faut tout de même relever avec quelle cruelle ironie le petit-fils de Gaston Gallimard, qui avait su avec un sens des affaires tout à fait particulier s’emparer de la maison d’édition fondée entre autres par l’auteur des Faux-monnayeurs, se fait faussaire. La loi du commerce a parlé. Ou celle de l’idéologie, mais l’une et l’autre convergent inéluctablement en un monde régi par la loi du marché. Car nous ne voyons pas quelle autre raison aurait pu pousser Antoine Gallimard à « pléiadiser » Jean d’Ô quand d’autres écrivains de bien plus grande valeur sont encore et sans doute pour toujours confinés dans les limbes.

Mais la littérature de valeur, c’est-à-dire celle qui n’a pas de prix, est au XXIe siècle « limbique », nous enseigne Romaric Sangars. Elle est littérature de l’abstraction, de la récapitulation et de la hantise. Il s’agit de la littérature de W.G. Sebald, d’Antoine Volodine, de Patrick Deville, d’Eric Vuillard, de Pierre Michon, de Richard Millet, de Pierre Jourde, de Valère Novarina, de Maurice G. Dantec, de Philippe Muray, à qui nous pourrions agréger Thomas Bernhard, Pascal Quignard, Peter Handke. La littérature se trouve confinée dans les limbes, dans cet espace particulier où elle n’est ni morte ni vivante, mais se récapitule, se rejoue sans cesse dans l’attente, dans l’espoir d’un nouveau surgissement. Récapituler, répéter, recueillir, conserver de longs millénaires de littérature, voici une tâche qui n’a rien de désespérant, ni de misérable et dont la gratification n’est pas à chercher dans la consécration sociale. Comme la poésie et la philosophie grecques sont demeurées dans les limbes de l’histoire plusieurs siècles durant, avant de resurgir soudain, il est possible que la littérature qui a façonné notre civilisation bruisse tout doucement sous terre, se frayant un chemin abrité et discret avant de jaillir en une nouvelle source aussi soudaine qu’imprévisible. Volodine, Millet, Quignard, Michon… en moines modernes psalmodiant en échos inlassables toute la beauté de la langue pour que son secret ne s’égare, voilà quelque chose de séduisant. Il ne fait aucun doute que le Verbe annoncera tôt ou tard un nouveau Commencement. Qu’il inclue l’ordre humain et terrestre tel que nous le connaissons est impossible à dire. Nous ne pouvons que continuer de nommer les choses, de nommer les événements, de nommer les êtres. Et de proclamer l’usurpation quand elle est manifeste.

Si nous étions un peu pointilleux sur les symboles, nous discuterions le sacrilège que représente la lecture de l’inutile Jean d’Ormesson sur papier bible.

 

Romaric Sangars, Suffirait-il d’aller gifler Jean d’Ormesson pour arranger un peu la gueule de la littérature française – suivi de Pneuma, éditions Pierre-Guillaume de Roux, 110 pages.

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