Camille et Paul Claudel, Le rêve et la vie

« Sous l’influence de mauvaises personnes, ma mère, mon frère et ma sœur n’écoutent que les calomnies dont on m’a couverte. » 15 juin 1918. « Tu fais de bien gros sacrifices pour moi ce qui est d’autant plus méritoire de ta part que tu as des charges extraordinaires de tous les côtés. » Camille Claudel à Paul, 3 mars 1927.
Ces lignes issues de la correspondance de Camille Claudel permettent d’approcher la complexité des relations qu’elle entretenait avec son frère. A rebours d’une lecture antagoniste, le musée Camille Claudel de Nogent-sur-Seine se propose de montrer les ponts, les liens, et en définitive l’amour —aussi complexe soit-il— qui unissait les deux artistes.

 

            Il est de certaines histoires qui, malgré le travail du temps et des historiens, conservent une part de mystère ; et le récit qui les accompagne doit alors redoubler d’efforts pour rester nuancé et ainsi tenter d’être au plus proche de ce que fut la vérité. L’histoire de Camille Claudel est l’une de ces histoires, le rôle qu’a eu son frère dans son internement et le maintien de celui-ci une des zones d’ombres importantes. À l’heure où la parole féminine se libère, et où son histoire révèle les injustices dont certaines femmes ont été victimes, on aura tôt fait de voir dans l’internement de Camille Claudel en 1913 et dans son maintien jusqu’à sa mort en 1943 une preuve supplémentaire de l’injustice que subissent les femmes dès lors qu’elles sortent du cadre bien défini par la société, a fortiori quand il s’agit d’artiste, et plus encore de génie. Cette perception sera d’autant plus pertinente qu’en ces temps-ci la psychiatrie n’était pas ce qu’elle aujourd’hui, et que les traitements étaient quasiment inexistants : il s’agissait bien davantage  d’un enferment que d’un internement. Camille Claudel elle-même n’aura eu de cesse de réclamer sa libération dans des lettres qui apparaissent bien éloignées de la folie, venant interroger l’arbitraire de cet internement.

Enfin, on mentionnera l’absence de visites de la part de sa mère, et son refus de la voir internée plus proche du domicile familial, comme le suggérait le Dr Brunet en 1920 ; ainsi que les quelques personnes qui rapportent la gêne de Paul Claudel quand il était associé à une sœur dite « folle » (il n’en fera quasiment pas mention en public durant sa période d’internement, allant la visiter chaque fois qu’il revenait en France, soit « seulement » douze fois en trente ans).

            On peut faire cette lecture, qui n’a en soi rien de faux. Mais se limiter à celle-ci serait accepter d’être borgne, en ne considérant qu’une partie de la vérité. Car toute histoire de famille est, on le sait (et celle-ci en est indéniablement une), faite de complexité et de nuances, et l’amour fraternel peut prendre des formes parfois contradictoires. L’histoire de la famille Claudel en l’exemple même. Si c’est bien sous l’impulsion de Camille que la famille s’installe à Paris, c’est une destinée commune qui va se tracer pour les deux artistes que sont Camille et Paul, dont la première est de quatre ans l’aîné du second. Dès cet époque, Paul constituait le principal modèle de la jeune sculptrice — statuaire, disait son frère— dont le buste en jeune romain demeure un de ses sommets, ce qui préfigurait bien un lien indissociable qui les unissait.

 

        C’est encore elle qui l’inspirera par ses œuvres, tant pour son travail d’écrivain que pour celui de critique

 

                        C’est à partir de l’installation à Paris que leur destinée commune va prendre une toute autre ampleur. En 1881, Camille a 17 ans, et fera deux ans plus tard la connaissance de Rodin, tandis que Paul entame son lycée. C’est donc d’abord Camille qui va influencer son frère, l’introduisant au milieu artistique. C’est par elle que Paul va connaître le japonisme, et va s’attacher à une Asie dans laquelle il sera nommé ambassadeur (en Japon et en Chine) durant environ vingt ans.

Plus tard, c’est encore elle qui l’inspirera par ses œuvres, tant pour son travail d’écrivain que pour celui de critique. Ainsi, c’est Vertumne et Pomone qui constitue la principale source d’inspiration conseillée à Jean-Louis Barrault pour  la mise en scène d’une scène du Soulier de Satin. Camille apparaît en filigrane dans cette pièce, ainsi que dans le Partage de Midi. Du côté critique, Paul se fait le premier exégète des œuvres de sa sœur, notamment pour la notice qu’il rédige en 1905 pour la revue l’Occident. Il prendra sa défense en n’hésitant pas à s’attaquer au monstre sacré Rodin, en opposant, à l’heure où l’on qualifie sa sœur d’imitatrice, l’esprit et la finesse de celle-ci au matérialisme et à la brutalité de celui-là, « myope », le « nez sur sa sculpture », avec « une énorme trompe de sanglier ». S’il reviendra sur ses propos après le décès du sculpteur pour qualifier son génie, le ton est donné. En 1951, c’est encore lui qui rédige un grand nombre de textes pour la première exposition qui lui est consacrée au Musée Rodin, à l’occasion de laquelle il léguera plusieurs des œuvres de sa sœur.

 

            L’exposition du musée Camille Claudel se décline selon un mode chronologique, se proposant de montrer les œuvres de jeunesse de la jeune Camille, ainsi que la présence de sa famille en ce temps-là (on retiendra par exemple le très beau pastel qu’elle fera de sa sœur). Comme pour couper court à toute accusation d’omission, voire de déni, l’exposition rompt avec la chronologie pour parler de l’internement : y sont exposés le « formulaire  d’internement », les lettres qu’elle échangeât avec son frère, les journaux personnels de celui-ci dans lesquels il parle de ses dernières visites à sa sœur. La suite de l’exposition, qui présente les plus belles pièces de la maturité se fait donc avec le souvenir de l’internement en tête. Mais elle permet également et surtout de montrer la solidité du lien entre les deux artistes qui échangent énormément dans leurs premières années, avec l’Asie pour point déterminant.

            Last but not least, la dernière salle expose, après une petite salle d’activités pratiques, les joyaux de la sculptrice, en montrant ce qu’elle doit à Rodin et ce qu’elle ne doit qu’à elle-même. Et l’impression qui se dégage est celle d’une artiste qui doit plus à l’homme qu’au sculpteur. En effet, l’œuvre de Camille est, à l’inverse de Rodin, largement autobiographique ; du moins sa vie en constitue-t-elle la principale source d’inspiration. En mettant en regard le Baiser et L’Abandon, l’exposition nous fait saisir la force de leur relation aussi destructrice que créatrice, de même que la magnifique sculpture qu’est L’Âge mûr nous permet de saisir toute la complexité de la relation des amants. Et le premier à comprendre cela est celui qui interprète, et dont les textes parcourent les murs : Paul commente, comme critique, et comme poète: en définitive, il parle de Camille Claudel, autant de sa sœur que de son œuvre.

            Une fois celle-ci morte, en 1943, il se mue en promoteur, presque en commissaire, donnant quelques œuvres au musée Rodin, et s’impliquant énormément dans l’exposition qui lui est consacrée en 1951.

               En définitive, cette exposition permet de prendre la mesure d’une relation qui n’aura rien eu de monolithique : conflictuelle, certes, mais animée d’un amour fraternel profond. Elle permet également d’approcher la grandeur de deux immenses artiste, avec un frère aidé par sa sœur à ses débuts et qui lui rendra, plus tard, les services qu’elle lui avait rendus.
Enfin, l’exposition permet de toucher du doigt cet espace poreux que seuls les artistes fréquentent quotidiennement, entre la folie et le génie, la difficulté d’être entendue de son temps et la certitude d’être en avance sur celui-ci. C’est dans cet espace critique que naît, sorti de la glaise d’une vie tragique, l’intemporel d’une œuvre, et que se rejoignent le rêve et la vie.

 

Maximilien Herveau

Pratique :

Camille Claudel, Paul Claudel: le rêve et la vie, du 29 septembre2018 au 13 janvier 2019
Musée Camille Claudel, 10 rue Gustave Flaubert, 10400 Nogent-sur-Seine (1h de train de Paris)

 

Mon Frère ou Jeune Romain, vers 1882, plâtre patiné, 50 x 45 x 26 cm, dépôt du département de l’Aube, musée Camille Claudel, Nogent-sur-Seine © Artcurial

L’Abandon, 1905, Bronze, 62,3 x 57 x 27 cm. Centre national des arts plastiques, en dépôt au musée des Beaux-Arts de Cambrai © musée des Beaux-Arts de Cambrai.

Paul Claudel enlaçant le Buste de Camille Claudel aux cheveux courts (détail) par Auguste Rodin © Indivision Paul Claudel

 

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