Dans un ouvrage paru récemment, les éditions Hazan nous proposent, avec Michel Murat, d’explorer l’œuvre de deux immenses artistes qui eurent en commun, au-delà de toutes leurs différences, la paix.
Éluard/Picasso, Pour la Paix se présente sous la forme d’un coffret contenant l’ouvrage ainsi qu’une notice de Michel Murat. L’ouvrage, immaculé, offre d’emblée de jeu l’essence même de son contenu : les deux noms des artistes, le mot de « paix », et une colombe de Picasso tenant dans son bec un rameau d’olivier. C’est donc sous l’égide de la simplicité qu’apparaît l’ouvrage, à juste titre : une fois le volume ouvert, de grandes pages permettent au regard d’évoluer en liberté sur un espace largement blanc, seulement agrémenté d’un poème ou d’un dessin. Immédiatement, une impression de noblesse se dégage, laquelle, mâtinée de la simplicité des traits de Picasso ou de la plume d’Éluard (qu’il ne faut certainement pas confondre avec du simplisme), donne toute l’ampleur d’un sujet aussi important que celui de la paix. Nous avons dans les mains un bel ouvrage, qui manifeste un peu plus l’importance du livre, imprimé, lourd, dans nos bibliothèques : c’est un objet qui prend, et doit trouver sa place.
Entre circonstances et éternité
Le recueil explore dans un premier temps l’œuvre d’Eluard, quasiment dans son ensemble, pour y recueillir les traces, nombreuses, de la paix. Ne pouvant en faire l’inventaire absolu, il prend les poèmes les plus saillants traitant de cette notion si importante pour Éluard. C’est ainsi que les textes proposés vont de l’innocence presque candide du jeune soldat de 1918, pour atteindre le poète éprouvé mais toujours optimiste de l’après Seconde Guerre mondiale. Il est intéressant de constater que plus de la moitié des œuvres proposées sont datées de la fin de la guerre ou d’après-guerre : on est donc loin d’un idéalisme naïf, qui prendrait appui sur un thème galvaudé confinant au simplisme ; la représentation de la paix chez Eluard, et chez Picasso, est ancrée dans un optimisme qui a été éprouvé. En effet, Eluard a connu la guerre, et plus encore, à l’instar d’Aragon, les deux guerres. Il parle donc en pleine connaissance de cause, et des poèmes aussi circonstanciels que « Liberté » viennent rejoindre les maximes du Visage de la Paix. Ainsi, la longue énumération des lieux physiques de la liberté, connue de tous : « Sur mes cahiers d’écolier/ Sur mon pupitre et sur les arbres/ Sur le sable et sur la neige » trouve un écho dans l’intemporalité d’un vers tel que « L’espace et le temps sont à tous ».
La Paix comme éthique
Plus qu’un terme vague, la paix selon les deux artistes relève d’une véritable éthique, laquelle embrasse tous les aspects de la vie et l’universalité de l’expérience humaine. La paix doit être une perspective absolue, et est consécutive à la liberté : c’est pourquoi sa place, avant tout, est dans l’autre, cet autre aussi libre que moi que je peux alors reconnaître comme mon frère. Ainsi, dans « Des menaces à la victoire » les images apocalyptiques de « la fin de l’homme sans raison/ La fin de l’homme raisonnable » « La fin du possible » s’effacent au profit des lendemains qui chantent : « l’herbe pousse les fleurs s’inscrivent » et « on sent le printemps dans l’hiver ». Ce renouveau des saisons n’est rendu possible que par la réunion des hommes, frères ou couple : il intervient « sur les traces des pas d’un couple »
Aussi, cette paix, lorsqu’elle n’est pas physique, peut se trouver dans ses avatars : lorsque la liberté fait défaut, c’est dans l’amour qu’elle se manifeste. Illustration parfaite de cela que le poème « Couvre-feu » : reprenant inlassablement la formule « Que voulez-vous », il énumère les interdits de la guerre : « Que voulez-vous la porte était gardée » « Que voulez-vous nous étions enfermés », « Que voulez-vous la rue était barrée » et de finir selon le même mode « Que voulez-vous nous nous sommes aimés ». Et le poème d’affirmer avec la même fatalité le quotidien de la guerre et l’immanence de l’amour, et donc de la paix. Fatalité de la paix, voilà un leitmotiv bien ambitieux pour qui a connu tant de blessures et de destructions : mais c’est bien parce qu’elle est le fruit d’une conviction profonde, développée durant toute sa vie, qu’il peut l’affirmer avec autant de force. Loin d’un pacifisme idéal, c’est un pacifisme en actes qu’Éluard propose, sans cesse renouvelé, et sans cesse affirmé.
Le visage de la paix
L’ouvrage propose également, dans sa version intégrale, le recueil commun qu’est Le visage de la paix. Sorti en 1951, il propose une série de poèmes, relevant davantage de la maxime, accompagnés de dessins de Picasso, lesquels font varier le visage d’une femme et une colombe. Au fil des pages une impression se dégage, on croit lire toujours la même chose, et pourtant les mots changent, et diffusent une sensation de paix, laquelle est soulignée par les dessins qui sont à peine différents de l’un à l’autre. Progressivement, on se rend compte que ce visage de la paix, est à la fois toujours le même et toujours changeant : la paix est à l’image du visage de l’autre, qui, jamais le même, doit pourtant être toujours perçu de la même manière, c’est-à-dire comme un frère. À la manière du « visage d’autrui » dans la philosophie de Lévinas, le visage de l’autre se présente dénudé, offert et sans défense, et renvoie à sa propre responsabilité par rapport à autrui. Et de la même manière que chez le philosophe, le visage est à la fois réalité et métaphore, les dessins de Picasso mêlent le symbole de la colombe et le visage d’une femme, lesquels vont jusqu’à se confondre dans les derniers dessins. Comme le dit Éluard : « Nous avons inventé autrui/ Comme autrui nous a inventé/ Nous avions besoin l’un de l’autre ». L’effort de ce recueil est la lente progression du symbole (qui plus est le plus galvaudé possible, la colombe pour la paix étant plusieurs fois millénaire) vers la réalité du visage, lequel donnera corps à la paix, et cessera d’être un idéal : invitant à la responsabilité de chacun, c’est comme inévitable qu’apparaît la paix : « Ouvre tes ailes mon beau visage/ Impose au monde d’être sage/ Puisque nous devenons réels. »
C’est sur une série de portraits d’Éluard par Picasso et de poèmes dédicacés au peintre par le poète que se clôt l’ouvrage, montrant à la fois l’amitié qui liait les deux hommes et leurs différences qui ne peuvent être effacées. C’est sur ce point que la notice de Michel Murat, tout en subtilité car tout en suggestion, vient souligner que dans les portraits que fait Eluard, quelque chose dérange. En effet, quand il délivre le « message » que porte l’œuvre de Picasso derrière des thèmes bien-pensants tels que « l’amitié », « le travail », « la confiance » « la valeur émancipatrice », Michel Murat constate : « On voudrait être convaincu par ce Picasso militant et fraternel, mais au portrait quelque chose manque : c’est la peinture. La peinture de Picasso n’est pas bien-pensante ».
Il y aurait mille autre choses à dire encore, tant les œuvres des deux hommes sont fertiles quand elles se rencontrent : on aurait pu parler longuement de l’importance des images dans la poésie d’Éluard, de sa force évocatrice, de la subtile complexité des dessins de Picasso, dans leur geste même, et plus encore… Mais il faut bien s’arrêter de parler si l’on veut commencer à lire, ce que nous vous conseillons fortement : ce coffret donne un visage à la paix, et plus qu’un visage, la remet comme un horizon possible, et non comme un vieux rêve de pacifiste. À travers ce recueil, la paix est rendue plus que jamais actuelle : elle devient intemporelle, et trouve son incarnation première dans l’autre qui nous offre son visage. La paix, en définitive, est à l’image de l’amitié des deux hommes : solide parce que désintéressée, et donc éternelle.
M. Herveau
Éluard/ Picasso, Pour la paix, aux éditions Hazan, 29, 95€.
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