Gide l’inquiéteur

/André Gide l’inquiéteur est le titre qu’a choisi de donner Frank Lestringant à sa volumineuse biographie parue aux éditions Flammarion et qui a reçu le prix de la biographie 2013 du Point. Gide l’immoraliste aurait aussi pu convenir tant l’inquiétude qu’il n’a cessé de distiller autour de lui sa vie durant est liée à cet immoralisme qui fait écrire à Frank Lestringant au début du deuxième tome que « Gide est peut-être l’écrivain dont on a le plus besoin en cette aube désolante du XXIe siècle, où s’attardent et s’appesantissent les ténèbres d’un moralisme étroit, allié, comme il se doit, à une monumentale hypocrisie. »

« Ce rejeton d’un théoricien du droit de la famille, continue Lestringant, a rappelé aux juges qu’ils étaient faillibles et à la justice qu’elle était une invention humaine, et comme telle sujette à l’arbitraire et à l’erreur ; nullement l’expression d’une volonté transcendante. […] Précisément il place au-dessus de la loi arbitraire la vérité qui ne l’est pas. Le devoir de sincérité qui le hante jusqu’à l’exhibitionnisme n’est que l’illustration particulière du devoir de vérité qui commande son œuvre et sa vie. »

Voici en quoi Gide nous est utile, entre autres, et outre la beauté de sa langue qui n’est peut-être pas au goût du jour, dans son classicisme moderne et précis. Car une des devises de Gide était encore que « l’art naît de contrainte et meurt de liberté », ce qui ne peut que venir heurter le discours démagogique à la mode selon lequel l’artiste serait un être libéré de toutes contraintes et qui ne saurait en souffrir aucune. Nous voyons aujourd’hui le résultat lamentable qu’a eu cette croyance somme toute béate et hypocrite qui donne à croire que rien n’est plus facile que de créer et que la moindre règle, la moindre contrainte, tueraient l’artiste qui sommeille en chacun de nous. Pour toutes ces choses-là et bien d’autres encore, la lecture de Gide nous est utile, et pour toutes ces choses-là, il est temps, sans doute que Gide sorte du purgatoire où sa mort l’a plongé, du fait de la consubstantialité de son œuvre et de sa vie, note Frank Lestringant, parce que sa vie fut la deuxième partie de son œuvre et pas des moindres. Ainsi cette biographie complète était-elle sans doute importante car on peut lire la vie de Gide comme le roman d’une conscience qui s’éveille et se développe, comme celui d’une conscience en crise contre la société et aussi comme celui d’une époque passionnante, qui court de 1869 à 1951. Mais il ne faut pas non plus que cette vie dont, suivant le mot et l’exemple malheureux d’Oscar Wilde, il souhaitait faire une œuvre, n’éclipse l’œuvre littéraire dont la langue et les thèmes sont aussi essentiels à notre époque qu’ils le furent à la sienne.
Les caves du Vatican
, L’immoraliste, Les Faux-Monnayeurs, La porte étroite, La symphonie pastorale, Si le grain ne meurt, … sont autant de chef-d’œuvres que nous aurions tort d’oublier et de mépriser, de même que les œuvres critique, épistolaire et diariste, qui sont tout aussi importantes et l’on ne mesure plus vraiment à quel point Gide a influencé un grand nombre d’écrivains et d’intellectuels, des dadaïstes subjugués par Lafcadio à Proust qui s’en disait malade, de Max Jacob qui voyait en lui au début des années 1920 « le seul penseur avec Valéry / la seule conscience de la France » à Maurras qui ne cachait pas la fierté qu’il eut d’obtenir le soutien de Gide pendant la désastreuse Grande Guerre et jusqu’à Claudel qui n’eut de cesse de tenter de le convertir à la religion catholique et de le vouloir « guérir » de son homosexualité, jusqu’à Rilke et Conrad dont il fut proche, bien d’autres encore, dont tout le cercle de la Nouvelle Revue Française qui subissait son influence, ce qui fait écrire à Frank Lestringant que Gide « a dominé la scène européenne, et même mondiale, pendant un grand tiers de siècle, de 1919 à sa mort en 1951, avec de courtes éclipses. » La prééminence d’œuvres aussi gigantesques et aussi architecturalement parfaites que La recherche de Proust a causé quelque tort à Gide dont l’œuvre est plus disparate, plus hétéroclite, plus apparemment dilettante.

« Si certaines œuvres littéraires, comme A la recherche du temps perdu de Proust, sont conçues par leurs auteurs comme des cathédrales, d’autres s’élaborent, à partir du corps même de l’écrivain, par emboîtements ou enveloppements successifs. Tel est le cas de Montaigne et des Essais, de Gide et de son Journal. Il faudrait alors parler d’une « œuvre-vêtement » qui dessine et prolonge le corps qu’elle habille, pour tout à la fois le masquer et le révéler. » De Montaigne, il est justement souvent question dans la vie de Gide, dont les Essais fut un des livres de chevet avec la Bible et les Bucoliques de Virgile et qui écrivait dans son Journal :
« Rien n’est fait si, ce personnage que j’assume, je n’ai pas su vraiment le devenir, jusqu’à me donner le change, et me dépersonnaliser en lui jusqu’à encourir le reproche de n’avoir jamais su portraiturer que moi-même, si différents que soient entre eux Saül, Candaule, Lafcadio, le Pasteur de ma Symphonie ou La Pérouse ou Armand. C’est revenir à moi qui m’embarrasse, car, en vérité, je ne sais plus bien qui je suis ; ou, si l’on préfère : je ne suis jamais ; je deviens. »

Il est également souvent question de la religion réformée, dont certains soupçonnent que Montaigne, ami d’Henri de Navarre, futur Henri IV, fut proche, et qui fut la religion dans laquelle Gide fut élevé, ce qui ne fut pas sans influence sur sa pensée, sa morale puis son immoralisme, et ses actes. A son beau-frère Marcel Drouin, il écrivait ainsi :
« Ce ciel de midi me tourmente comme un désir de bonheur impossible. / J’aurai vécu jusqu’à vingt-trois ans complètement vierge et dépravé – affolé tellement qu’enfin je cherchais partout quelque morceau de chair où pouvoir appliquer mes lèvres. Des lois, des convenances, une éducation de soi-même acharnée, l’amour des mystiques tendresses ont fait toutes mes joies, les plus grandes, solitaires et soucieuses, – et donnèrent à tout plaisir de vivre l’amertume du péché… »
Ce « péché », il n’aura de cesse de chercher à l’éviter d’abord puis à y succomber et à le confesser avant de le hisser, finalement, au statut de morale et de ligne de vie. Mais ce qu’il n’a pas encore expérimenté lorsqu’il écrit cette lettre à Drouin, c’est la sexualité partagée et dont il va bientôt comprendre que la sienne est uniquement tournée vers les jeunes garçons, ce dont il finira par faire un principe de vie en louant à travers Les nourritures terrestres et Corydon, titre qu’il doit au nom d’un jeune berger des Bucoliques de Virgile, la pédérastie comme un des plus hauts accomplissements de la civilisation, comme le modèle éducatif hérité des Grecs anciens et des Romains, l’initiation sexuelle et intellectuelle de l’adulte envers l’adolescent, qu’il réussira assez bien avec le jeune Marc Allégret, son « neveu ».
Frank Lestringant écrit ainsi : « L’attirance corydonesque, cet amour des très jeunes gens qui le travaillera jusqu’à sa mort ne relève pas seulement du désir sexuel ; il comporte aussi son volet pédagogique et familial. » Une des raisons, outre la jalousie, qui fera que ses relations avec Proust demeureront toujours quelque peu lointaines, ironiques, parfois hostiles, c’est que Gide ne peut pardonner à Proust le portait qu’il dresse de l’homosexuel en « tante » dans Sodome et Gomorrhe, à la même époque où celui-ci se bat pour faire accepter la pédérastie comme l’état le plus civilisé de l’homme.

/Ainsi ce protestantisme qui demeure latent en lui jusqu’à la fin, Frank Lestringant lui fait endosser beaucoup de responsabilités dans la vie et l’œuvre de Gide, parfois de manière un peu excessive, peut-il sembler. Car, ce que Frank Lestringant dit de la morale protestante de Gide, pourrait parfois aussi bien s’appliquer à une certaine morale catholique. Et ce désir de transparence, ce besoin de confession publique, cet appel souterrain au martyre, cette croyance en une destinée inévitable, sont, par certains côtés, aussi présents chez Saint-Augustin que chez Montaigne, chez Rousseau que chez Richard Millet, par exemple, qui tous, sauf Saint-Augustin, connaissent la religion réformée mais ne l’ont pas pour autant confessée.

Cette religion réformée, Gide a longtemps lutté contre son influence qu’il jugeait néfaste car le plongeant dans la culpabilité et posant l’interdit sur tout ce qu’il était, jusqu’à faillir embrasser la religion catholique de Claudel qui déploya tout son arsenal intellectuel, moral et littéraire pour l’y amener, avant d’y renoncer tout à fait, Gide comprenant que l’une et l’autre condamnaient avec la même force ce qu’il était, un immoraliste aux yeux des fervents, dont Claudel au premier chef. Cette religion réformée n’est pourtant pas étrangère à l’image qu’il avait de son rôle d’écrivain et d’intellectuel, de conscience de son temps, rôles qui, pensait-il, lui étaient imposés par une certaine prédestination. C’est ainsi qu’il écrivait à Jacques-Emile Blanche qui lui reprochait son Immoraliste :
« Mais comprenez aussi que je ne suis pas libre de choisir ce que je dois écrire. Il y a là un impératif plus catégorique qu’une contrainte physique. Le livre naît en moi naturellement, puis me prend au collet comme un gendarme. Je ne puis pas plus écrire autre chose que ne pas écrire du tout. Ecrire n’est rien moins qu’un jeu ; c’est une OBLIGATION… pour moi. » C’est ainsi également qu’il put écrire au sujet de ses Mémoires : « On n’écrit bien, on ne pense bien, que ce que l’on n’a aucun intérêt personnel à penser ou à écrire. Je n’écris pas ces Mémoires pour me défendre. Je n’ai point à me défendre, puisque je ne suis pas accusé. Je les écris avant d’être accusé. Je les écris pour qu’on m’accuse. »

De manière un peu pathétique, Gide a passé une bonne partie de sa vie à chercher le scandale et il est souvent passé à côté, comme lors de la parution de son Corydon qui était censé outrer la société et lui valoir un procès, alors que ce livre est passé à peu près inaperçu. Aujourd’hui encore, Gide ne dérangerait plus guère que par son amour des jeunes garçons, mais le problème des auteurs classiques, c’est qu’on ne prend plus la peine de s’émouvoir de leurs écrits, on se contente de les regarder comme des pans de l’histoire et l’on ne considère pas avec l’acuité que l’on devrait ce qu’ils nous enseignent. Et pourtant Gide tenait à l’estime de la pédérastie, que l’on nommerait aujourd’hui hâtivement et un peu à tort pédophilie, plus qu’à tout autre chose et c’est à peu près le seul combat qu’il aura perdu, à peu près le seul point sur lequel notre époque ne peut pas être en accord avec lui. Tout le reste, il l’a imposé, il l’a senti venir. Cette passion pour la transparence, qu’il disait héritée du protestantisme contre l’hypocrisie catholique, est en train de s’imposer en Europe et en Amérique, nous en avons chaque jour de nouvelles preuves. Ainsi, à Maritain le suppliant de ne pas rendre public son Corydon, il répondit ceci : « J’ai horreur du mensonge. C’est peut-être là que se réfugie mon protestantisme. Les catholiques ne peuvent pas comprendre cela. J’en ai connu beaucoup ; et même, à la seule exception de Jean Schlumberger, je n’ai que des catholiques pour amis. Les catholiques n’aiment pas la vérité. » On pourrait lui opposer que le Tartuffe de Molière, qui n’avait rien de protestant, dénonçait déjà l’hypocrisie d’une religion de la lettre plutôt que de l’esprit.

Les caves du Vatican, et son Lafcadio faisant l’apologie de l’acte gratuit, aussi capable de sauver des enfants d’un incendie que de défenestrer un vieux personnage qui se trouve dans le même train que lui, sans aucune raison ; le Ménalque de l’Immoraliste et l’inversion de Michel dans ce même livre ; Les faux-monnayeurs, sont-ils encore à même de nous choquer, habitués que nous sommes aujourd’hui à l’outrance des mots et étant si éloignés de la langue classique qui préfère suggérer plutôt que dire, « donner la sensation sans l’ennui que suscite le fait de la transmettre », ainsi que disait Valéry ?
Il se peut qu’aujourd’hui les textes de Gide qui choquent le plus soient ceux qui furent le mieux accueillis à son époque, tels La porte étroite dont la morale nous est devenue totalement étrangère et anachronique.
Aussi semble-t-il que le premier obstacle à la lecture de Gide soit désormais sa langue, pourtant si belle, et qui fit écrire après sa mort en 1951 à Miron Grindea dans Time and Tide : « Gide apparaîtra peut-être dans l’histoire littéraire comme le critique le plus éminent de la première moitié du vingtième siècle.

L’étendue de ses vues, la modération de son jugement, et, surtout, sa croyance que toutes les expériences doivent être transposées sur le plan esthétique et spirituel font revivre le style français dans sa plus grande pureté, ce que Gide lui-même appelait, lorsqu’il se référait au classicisme français, : « un art de prudence et de modestie » ». Alors que le Manchester Guardian voyait en lui « un moraliste dans la tradition du dix-septième siècle », à placer au rang « des grands maîtres de l’époque classique », écrit Frank Lestringant. Et que le poète Archibald MacLeish, professeur à Harvard concluait ainsi : « Dans les grandes générations, celles du changement et du choix, il y a toujours un homme qui vit la vie de son temps pour les autres, qui est conscient du monde quand les autres n’en sont pas conscients, qui en voit les significations tandis que les hommes autour de lui ne les voient pas. Gide fut cet homme dans la génération à laquelle nous appartenons.
Sa voix s’éleva au-dessus de toutes les autres, la voix de la conscience individuelle, la voix de l’homme qui pense pour lui-même et croit comme il pense et parle comme il lui plaît ; la voix de l’individualisme moral, intellectuel et religieux, qui est rarement entendue de nos jours, même dans les pays qui se disent libres, et jamais ailleurs.
Gide est le plus récent de cette longue lignée d’Européens qui ont parlé de l’homme en tant qu’individu, le seul homme qui existe réellement. Et tant que la France vivra, il ne sera pas le dernier. »

Nul n’est prophète en son pays, c’est bien connu, et c’est pourquoi, à la fin de sa vie, les louanges et les admirations vinrent surtout de l’étranger pour Gide qui reçut le Nobel de littérature en 1947, ce qui faisait grincer des dents à Claudel notamment. Ainsi Gide prend-il place sagement parmi les monuments littéraires français qui étonnent les autres cultures, à l’instar de Baudelaire, Proust, Voltaire ou Pascal et qu’à ce titre on méconnaît en France, croyant les connaître depuis toujours, comme il est bien connu que nombre de Français connaissent plus mal leur pays que nombre d’étrangers ou que nombre de Parisiens connaissent plus mal Paris que ceux qui n’y vivent pas. J’entends encore le rire moqueur de certains qui se prennent pour des gens cultivés et qui demandaient il y a quelque temps qui lisait encore Gide, sous-entendant que seuls les ringards pouvaient encore le lire. Peut-être que cette monumentale biographie de Frank Lestringant donnera envie de rouvrir les ouvrages de Gide, à qui l’on doit tant, à commencer par la NRF et les éditions Gallimard.

Frank Lestringant, André Gide l’inquiéteur, tome 1, Le ciel sur la terre ou l’inquiétude partagée, 1100 pages, 35€, Grandes Biographies, éditions Flammarion

Frank Lestringant, André Gide l’inquiéteur, tome 2, le sel de la terre ou l’inquiétude assumée, 1524 pages, 39€, Grandes Biographies, éditions Flammarion

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