Star Ac’ : la gastronomie n’y échappe pas !

par Christian Millau*

La gastronomie n’y échappe pas. Elle aussi a sa Star Ac’, dans tout son éclat de débilité, de pipolisation et de combinazione.

Pour la cinquième fois, «  El Bulli »  , le restaurant du chef catalan, Ferran Adria, vient d’être élu « meilleur restaurant du monde » par le magazine britannique « Restaurant ».
Je me souviens qu’en 2003 cette obscure institution dont les « travaux » sont repris dévotement par les médias des cinq continents avait inscrit sur sa liste des « 50 Meilleurs restaurants du monde »… La Coupole. Notre  sympathique brasserie de Montparnasse en fut, sur le coup, toute retournée, son brave chef se demandant loyalement si un inspecteur, pris de boisson, ne l’avait pas confondu avec Michel Guérard ou Alain Ducasse.

L’année suivante, la pauvre Coupole fut passée à l’as et l’impair vite oublié, tant et si bien que depuis ce jour, la parole sacrée de l’Evangile d’Outre Manche est goulûment gobée sur toute la planète, y compris en France, ce qui est tout de même un comble. Non, je suis injuste : après s’être laissé attrapé par  cette vaste fumisterie, au point de prêter son nom à l’improbable jury en charge du fameux classement, le critique François Simon a eu le bon sens de le reprendre en vitesse.
Comme ne le dit pas le proverbe : « chat ébouillanté n’y va pas avec le dos de la cuillère », il s’est fendu dans un récent numéro du « Figaro » de  quelques compliments bien sentis, qualifiant de « burlesque » ce palmarès, (sponsorisé par plusieurs marques du groupe Nestlé) dont les quelque 650 jurés, en majorité des chefs et des restaurateurs anglo-saxons, (leurs noms sont classés « secret défense ») ont l’amusante particularité, selon lui, de visiter les restaurants qu’ils plébiscitent que lorsque ceux–ci  sont fermés. Nous apprenons, par la même occasion que l’anglais « Fat Duck », classé numéro 2, sort d’une fermeture sanitaire d’un mois, de quoi, vous en conviendrez, nous mettre l’eau à la bouche.

Quand ce talentueux garçon écrit que « fort heureusement, le public n’est pas dupe », je crains le contraire. Chaque année, en effet, le Figaro consacre une pleine page à  cet « événement » bidon et il n’est pas le seul. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la presse internationale pour constater que de Londres à New York, de Sydney à Hong Kong, d’Ushaïa à Pétaouchnok, cette ridicule chose est prise avec le plus grand sérieux et que nos chers confrères d’Outre Manche, d’Outre Atlantique ou d’Outre Pacifique en profitent pour verser des larmes de crocodile ou, plus honnêtement, se gausser du triste état de la cuisine française, anéantie par l’excellence qui explose de toutes parts, sauf dans notre piteux hexagone.
C’est vrai qu’en claironnant depuis des décades notre génie tricolore, nous avons fini par agacer et fatalement, il fallait bien que le bâton nous revienne, un jour, en pleine poire.

Il est permis de ne pas tomber raide d’extase pour le bonbon gelé de whisky, le quinoa de foie gras, les œufs de caille caramélisés…

Mais revenons à Ferran Adria, l’éternel premier de la classe, dont le restaurant n’est ouvert que cinq mois sur douze et où il est pratiquement impossible de trouver une table, même en s’y prenant un an à l’avance. Je me suis gondolé en lisant son interview. S’il y a au monde une personne qui ne prend pas au sérieux la palme d’or qui lui est infligée depuis quatre ans, c’est bien lui . « Meilleur en quoi ? Dans quelle circonstance ? », s’étonne-t-il, avant de conclure, lucidement : « C’est complètement idiot ! ».
En guise de remerciement, il est difficile de faire mieux …
Il est permis de ne pas tomber raide d’extase pour le bonbon gelé de whisky, le quinoa de foie gras, les œufs de caille caramélisés, le lapin sauce chocolat ou le sorbet à l’ail blanc que préparent, dans un site de rêve de la Costa Brava, 49 cuisiniers et que servent 23 serveurs à 50 privilégiés. Ni d’avoir envie de rester trois ou quatre heures sur son siège pour avaler un menu de 28 plats dont, à mi-chemin, on se voit dans l’incapacité de savoir au juste ce que l’on mange .

Cela étant dit, Ferran Adria est non seulement un homme honnête et lucide mais aussi un immense artiste. Un Salvador Dali de la cuisine du XXI e siècle. Autrement dit, comme le sont tous les grands Catalans, un cinglé mais pas fou qui reconstruit dans l’assiette un monde sidérant et surréaliste. À la limite, on pourrait se contenter de manger son incroyable et ,picturalement sensationnelle cuisine avec les yeux et d’aller chez lui comme on va au Guggenheim de Bilbao. Je crois pouvoir en parler car il se trouve que c’est un de mes collaborateurs,- à l’époque où je dirigeais « Gault -Millau », qui, en 1977 – soit vingt cinq ans avant que son nom ne grimpe au zénith – avait découvert « El Bulli » et un certain Ferran Adria, qui sortait des cuisines d’Alain Chapel, puis de Michel Guérard. À l’époque, il était sage et ne se rêvait pas encore comme un professeur Cosinus de génie, démolissant tout ce qu’on croyait connaître de la cuisine. Mais son talent était déjà éclatant.

Aujourd’hui, s’il a révolutionné la cuisine, comme on le lit un peu partout, c’est avant tout la sienne et si les copieurs sont légion, ce n’est sûrement pas de sa faute.
Vous avez compris que j’ai de l’admiration et de la sympathie pour l’homme. De là à nous laisser casser les oreilles avec la fable du « meilleur cuisinier du monde «, alors non ! Et comme il est le premier à s’en défendre, finissons en avec ces imbécillités de palmarès et cette religion envahissante et réductrice du  « Meilleur ». Comme l’a dit un de mes amis : « Le classement est un mensonge déguisé en statistique ».
Quelle tristesse, en effet, s’il n’y avait au monde qu’un « meilleur restaurant », un « meilleur romancier « , un « meilleur peintre « ou un « meilleur musicien « ! Je lisais l’autre jour que l’américain Thomas Keller avait été sacré auteur du « meilleur poulet rôti du monde » et, tenez vous bien, qu’un certain M.Randriamaro avait été nommé « meilleur cuisinier du monde de la gastronomie malgache ».
À quand,sur un podium  le « plus grand couillon du monde « ?

*Son dernier livre, Le Dictionnaire amoureux de la gastronomie, est sorti chez Plon.

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