La rentrée littéraire est parfois l’occasion de découvrir d’authentiques écrivains derrière une myriade d’auteurs médiatiques. Leur principal but est d’aller au bout de la langue française, de la travailler au corps, de vivre avec elle, pour accoucher de quelques miracles. C’est le cas de Marie-Hélène Lafon qui signe, avec L’annonce, un petit ouvrage qui émeut par sa simplicité et son style.
Paul, 46 ans, paysan, passe une annonce dans Le chasseur français. Il vit à Fridières, dans le Cantal, et ne veut pas finir sa vie sans femme. Annette, 37 ans, habite quant à elle dans le nord de la France et a un fils de onze ans, Éric. Elle répond à l’annonce, car elle aime le mot agriculteur. C’est un vrai métier, « pas une de ces misères à goût de vomi, pas un boulot d’esclave à domicile, de chair d’usine, d’hôtesse de caisse ». Ils se voient ; s’approchent ; se comprennent.
Après quelques mois, Annette et Éric viennent vivre dans la ferme de Paul, de sa sœur et de ses deux oncles. Comment ces êtres vont-ils s’accommoder ?
C’est tout l’objet de ce livre qui, dans une langue à la fois souple et rugueuse, à l’aide de longues phrases désenchantées, raconte une histoire simple, des sentiments austères, une certaine forme d’amour.
En lisant Marie-Hélène Lafon, on pense à Pierre Michon, Pierre Bergounioux et Richard Millet.
Elle est en quelque sorte la petite sœur de ces très grands. Comme eux, elle sait montrer l’immense dignité des petites gens. Ses personnages sont comme la nuit de Fridières, qu’elle décrit si bien : ils trouvent leur gloire dans le silence. Ses phrases suivent leurs émotions : tantôt elles coulent lentement, tantôt l’auteur les torture, accumule les adjectifs, les tend jusqu’à l’apnée. On sort de son livre meurtri, mais charmé.
Guillaume Etievant
Entretien avec Marie-Hélène Lafon
Fraîchement récompensée par le prix page des libraires pour L’annonce, Marie-Hélène Lafon est venue parler de son livre au festival des Correspondances de Manosque (cf. notre article sur le festival). Nous en avons profité pour lui poser quelques questions auxquelles elle a accepté de répondre tout spécialement pour les lecteurs assidus de Culturemag.
Culturemag : Marie-Hélène Lafon, L’annonce décrit à la fois un monde rural que vous semblez très bien connaître et une petite ville du Nord qui est également, à sa manière une région abandonnée. Ce sont deux mondes en déclin qui se confrontent, l’un vidé par l’exode rural, l’autre abandonné par son industrie. On semble être dans ce roman constamment au bord d’un monde finissant, en tout cas de deux régions qui se vident. Votre objectif est-il de décrire la fin de ces deux mondes, agricole et industriel ?
Marie-Hélène Lafon : Il n’y a pas d’intention de ni dans ce livre ni dans aucun de mes livres précédents de faire la chronique littéraire d’une sorte d’apocalypse, comme si nous étions dans des temps de décadence, dans un monde fini. Je n’ai pas d’intention. En revanche, je suis née et j’ai été plantée par les hasards de ma biographie dans un milieu social qui n’en finit pas de finir, qui est celui d’une certaine petite paysannerie de moyenne montagne complètement vouée à l’extinction pour des raisons économiques. D’une certaine façon mes livres sont les héritiers de cela. Ce n’est pas du tout un choix mais un état de fait. En même temps, pour la première fois dans ce livre-là, j’ai l’air d’envisager que tout cela pourrait ne pas déboucher sur une catastrophe, qu’on pourrait finalement inventer autre chose et trouver des accommodements avec cette situation, aussi âpre semble-t-elle. Ce n’est pas tout à fait désespéré.
Culturemag : Votre écriture à la fois très rythmée et lente, qui semble se déployer comme la nature et les saisons, une écriture riche et fertile, n’est pas sans rappeler celle d’écrivains comme Pierre Michon, Richard Millet, Pierre Bergounioux ou Jean Védrines, tous écrivains ayant grandi dans un monde rural et silencieux ; une écriture très différente des auteurs « citadins ». Pensez-vous qu’il y a ait une langue propre à ceux qui ont grandi dans des régions dépeuplées de la France rurale et qu’elle puisse être opposée à celle des écrivains de la ville ?
M-H. L. : Trois des quatre que vous venez de citer (Bergounioux, Millet, Michon, ndlr) ont été vraiment des écrivains fondateurs. C’est-à-dire que je les ai lus à une époque où, voulant écrire, je n’osais pas franchir le pas. Cela m’a aidé de les savoir vivants, à la tête d’une œuvre en train de se faire et venant d’où ils venaient – avec pour chacun d’entre eux cependant une génération intermédiaire, ce que je n’ai pas, c’est-à-dire que Richard Millet, Pierre Bergougnioux ou Pierre Michon sont déjà les enfants de gens qui s’étaient extraits socialement de cette gangue paysanne ; ce n’est pas du tout mon cas. Je suis la première de ma famille à franchir le pas géographiquement (je n’évoque même pas la condition sociale), c’est-à-dire à quitter l’univers paysan, ce qui suscite chez moi un décalage, une sorte d’anachronisme vivant dans ma génération et imprime un signe particulier à mon écriture qui est très liée au temps de l’attente, au temps de la pause. Ceci est profondément agricole, profondément paysan : on ne peut pas aller plus vite que le vent, plus vite que le temps. On ne peut pas aller plus vite que les saisons.
Cependant, je ne peux pas affirmer qu’une ligne de frontière passerait entre l’écriture du monde paysan ou rural – car les deux ne se superposent pas forcément – et celle qui prendrait source dans le monde citadin. Il me paraît a priori fallacieux et artificiel de tracer une ligne frontière séparant ces deux écritures. En revanche, je suis en ce moment en train d’essayer de me déplacer dans l’écriture, c’est-à-dire que je vis depuis près de trente ans à Paris et je cherche une écriture de la ville. Je me cherche une écriture de la ville et c’est exactement une question de cadence, de phrasé et de rythme à laquelle je cherche à répondre mais cela me résiste terriblement. Je suis tenace mais cela continue de me résister, ce qui prouve bien qu’il y a là quelque chose.
Culturemag : Les personnages que vous décrivez semblent vivre davantage par leurs gestes inlassablement répétés, par une tradition qui leur est comme une évidence que par leurs mots et leurs sentiments. Paul est très effacé, presque muet, uniquement tendu vers le travail de la terre et des bêtes. Nicole est la gardienne des valeurs, des traditions, les deux oncles ne forment qu’un bloc sombre comme la pierre de leur pays, impénétrables, semblant se fondre dans la mémoire des temps, dans leur propre obscurité. C’est un monde presque immobile, qui n’avance plus et peine à accepter l’étranger.
L’annonce fait aussi penser au Regain de Giono, sauf que cette fois-ci il semble impossible qu’il y ait un nouveau départ ; il y a comme une fatalité, tout semble arriver trop tard. Ce monde est en déclin et on n’y peut plus rien. Il y a une forme d’espoir et en même temps comme l’impossibilité d’un renouveau.
Vous écrivez p.184 « on changera de sujet, mais les quatre de Fridières surent alors qu’Eric, en d’autres temps et d’autres conditions, eût probablement fait, entre vocation et atavisme, un solide paysan » ?
Y a-t-il comme la fatalité d’une époque révolue, que rien ne peut plus faire renaître ?
M-H. L. : La vocation d’Eric est ratée, il y a quelque chose qui est mort. Je me sers de la tournure aimable et précieuse du subjonctif plus-que-parfait pour le dire mais ce n’en est pas moins dit. Pourtant, ce qui me frappe beaucoup, c’est que plusieurs lecteurs, qui ont lu mes précédents livres, voient dans l’Annonce une embellie extraordinaire et n’entendent pas ce dont vous parlez. Pour plusieurs de mes lecteurs, Eric finira peut-être par devenir un paysan et même un bon paysan ; pour certains, il est sûr que la grand-mère va venir. C’est-à-dire qu’il est sûr que l’éclaircie va advenir, que quelque chose va continuer. Tout se passe comme si j’avais, bien à mon corps défendant, imprimé à ce livre une sorte de dynamisme qui fait qu’il continue dans l’esprit des lecteurs à rouler sur lui-même jusqu’à une sorte d’apothéose très positive que, personnellement je ne vois pas.
Culturemag : C’est moins désespéré que ça peut l’être dans les livres de Richard Millet par exemple ?
M-H. L. : Oui, mais c’est la première fois que cela arrive dans un de mes livres et en l’occurrence peut-être cela passe-t-il par l’enfant. On m’a déjà fait observer plusieurs fois que ce qui donnait une tonalité plus lumineuse et chaleureuse à ce livre-là, c’était le rôle donné à cet enfant avec le chien. Sauf que, pour que l’enfant fasse vraiment maison là et y remette de l’avenir, il faudrait qu’il franchisse un certain nombre d’étapes dont rien ne dit qu’il va les franchir ; et rien ne dit non plus qu’il ne les franchira pas. C’est totalement ouvert mais c’est la première fois que je fais cela. Jusqu’à présent, j’avais tendance à fermer beaucoup plus le devenir, peut-être justement pour des raisons liées à la conscience que j’ai de la difficulté à être de ce monde paysan dont je suis issue et que je vois moribond depuis toujours. Mais à force d’être moribond, quelque chose peut repartir de là où on ne l’attendait pas. Quelque chose peut s’inventer. Il faut peut-être faire confiance et c’est le premier de mes livres qui fait un peu confiance. Mais je ne sais pas pourquoi…
propos recueillis par Matthieu Falcone
Marie-Hélène Lafon, L’annonce, Buchet Chastel, 196 pages, 15 euros
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