Georges Bernanos : un écrivain en guerre 2/2

Le Leopard masqueDeuxième et dernier volet de notre dossier consacré à Georges Bernanos.

« On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. »

C’est bien de cela qu’il est question aujourd’hui, de ce phénomène que Bernanos pointait du doigt il y a soixante-cinq ans et qui n’a fait que s’amplifier, prouvant que l’écrivain en exil avait déjà compris sous quelle forme notre civilisation était condamnée à se développer. Et c’est pour cette raison qu’il ne propose pas de système alternatif mais plutôt un retour sur soi-même, un soulèvement individuel contre la tyrannie des bureaucrates et des spéculateurs qui, avant que la guerre ne soit achevée, se partageaient déjà les ruines encore fumantes du vieux continent. « Dans la lutte plus ou moins sournoise contre la vie intérieure, la Civilisation des Machines ne s’inspire, directement du moins, d’aucun plan idéologique, elle défend son principe essentiel, qui est celui de la primauté de l’action. La liberté d’action ne lui inspire aucune crainte, c’est la liberté de penser qu’elle redoute. »

Car Bernanos a compris beaucoup de choses, il a pressenti, bien avant que les crises économiques ne nous le fassent sentir – mais il est vrai que la première moitié du XXe siècle avait connu son lot de crises économiques qui l’avaient d’ailleurs mené à l’avènement du fascisme en Europe – que la multiplication des machines entraînerait le règne des spéculateurs, hommes sans grande intelligence mais dont le cynisme et l’opportunisme suffirait à en faire les maîtres d’une civilisation asservie par un besoin de consommer.

« Il est certain que cet homme de génie, dont le nom n’est malheureusement pas venu jusqu’à nous, inventa le marteau pour s’en servir lui-même, et non pour en vendre le brevet à quelque société anonyme. Ne prenez pas ce distinguo à la légère. Car vos futures mécaniques fabriqueront ceci ou cela, mais elles seront d’abord et avant tout, elles seront naturellement, essentiellement, des mécaniques à faire de l’or. Bien avant d’être au service de l’Humanité, elles serviront les vendeurs et les revendeurs d’or, c’est-à-dire les spéculateurs, elles seront des instruments de spéculation […] Pour nous guérir de nos vies, ou du moins pour nous aider à les combattre, la crainte de Dieu est moins puissante que celle du prochain, et dans la société qui va naître, la cupidité ne fera rougir personne. Lorsque l’argent est honoré, la spéculation l’est aussi. »
Tout est dit, et c’est cette vision quasi prophétique qui permet à Bernanos de penser que « le monde ne s’organise pas pour la paix » mais pour de nouvelles guerres, puisqu’au lieu d’essayer de libérer l’homme, il ne travaille qu’à l’asservir, à en faire le jouet des spéculateurs et des technocrates.
Évidemment, les guerres ont été déplacées, les conflits se déroulent loin de nous désormais, peut-on affirmer pour autant que l’exportation de notre civilisation capitaliste au reste du monde n’y est pour rien ? Que cette colonisation, plus sournoise que la première n’a pas jeté à terre l’équilibre qu’avaient su trouver d’autres civilisations, en plaçant le destin de milliards d’être humains dans les mains de nos rois de la technique et de la spéculation, rendant ces populations totalement impuissantes à façonner leur avenir ?

«Dans la civilisation des Machines tout contemplatif est un embusqué »

Dans une civilisation régie par les Machines et la vitesse, par l’action et la communication, quelle place reste-t-il au contemplatif, à celui qui refuserait de jouer le jeu, à celui qui se risquerait à prendre du recul pour analyser les tenants et aboutissants de notre société, à celui qui préfèrerait imaginer les mots et la langue comme une magnifique et très riche création de l’homme, façonnée au cours des millénaires plutôt que comme un simple outil au service de la rentabilité ?

Il ne peut plus être qu’un embusqué en marge du monde, comme le dit Bernanos. Le poète et le philosophe – les vrais et authentiques poètes et philosophes, non pas ceux qui, par une rhétorique simpliste, se font passer pour des intellectuels afin de mieux nous vendre leur société toute faite comme un mauvais plat cuisiné, incriminant toute pensée vraie comme réactionnaire et passée de mode – ne peuvent plus qu’endosser le rôle du paria, du franc-tireur, inévitablement isolé, parce que ces individus croient encore au pouvoir des mots.
Du reste, nos communicants et techniciens y croient également, mais s’ils goûtent certain parfum des mots, ce n’est que celui de la domination, ce n’est que le parfum qui leur permet de vendre leurs idées avilissantes et leurs produits superflus pour étendre leur règne et leur domination, tandis que les mots des philosophes et des poètes n’ont qu’un but : libérer l’homme de ses chaînes.
« Notre langue est précisément la fleur et le fruit d’une civilisation absolument différente de la civilisation des Machines […] La langue française est une œuvre d’art, et la civilisation des machines n’a besoin pour ses hommes d’affaires, comme pour ses diplomates, que d’un outil, rien davantage. »

Il n’est pas bien difficile dans ces conditions d’imaginer pour quelles raisons notre plus grand technocrate est incapable de goûter la beauté et la profondeur, la vérité de La princesse de Clèves.

« Obéissance et irresponsabilité, voilà les deux Mots Magiques qui ouvriront demain le Paradis de la Civilisation des Machines. »
Il est à craindre que le demain de Bernanos soit notre aujourd’hui, si l’on en juge par la docilité de bon nombre de nos concitoyens qui attendent que l’Etat fasse leur salut et leur bonheur, et que le seul moyen de nous assurer un lendemain plus joyeux soit de prendre chacun ses responsabilités et de désobéir à l’Etat quand il se montre profondément injuste et liberticide, quand il devient évident qu’il est profondément creux.

Georges Bernanos La France contre les robots, préface de Pierre-Louis Basse, Le Castor Astral, 248 pages.

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