Le déplacé

/ « – Nous avons tous été atroces, partisans et atroces. Nous nous sommes avilis. »
Ces propos que Denis Langlois place dans la bouche d’un prêtre maronite parlant de la guerre du Liban à un avocat français, militant révolutionnaire déçu, chargé par une femme libanaise de retrouver son fils resté au Liban dont elle n’a plus de nouvelles mais dont elle sait que la femme et les enfants ont été massacrés par les Druzes, fait écho aux premières phrases du récit que Richard Millet a fait de sa guerre au Liban, relaté dans La confession négative en 2008 : « J’ai dû tuer des hommes, autrefois, et des femmes, des vieillards, peut-être des enfants. Et puis j’ai vieilli. Nous avons vieilli plus vite que les autres. Nous avons vu ce qu’on dit que nul ne peut regarder fixement : le soleil, la souffrance, la mort. »

Et pourtant tout devrait opposer ces deux récits. Celui de Denis Langlois, ancien avocat, pacifiste et porte-parole de l’Appel des 75 contre la guerre du Golfe à celui de Richard Millet qui, racontant comment il est parti se battre en 1975 aux côtés des phalanges chrétiennes, voyait dans la guerre « l’essence même de toute littérature ».

Pacifisme contre mystique guerrière, le point d’origine de ces deux récits sont diamétralement opposées mais, comme il arrive toujours lorsque l’on prend la mesure d’un cercle, la jonction se fait tôt ou tard et d’aussi loin que les pensées sont parties, elles se rejoignent pour donner une vision commune de l’homme et de la guerre : l’atroce, l’impensable, l’avilissant. Le narrateur du récit de Richard Millet s’enivre littéralement des combats et du sang, l’homme après qui court le narrateur du récit de Denis Langlois refuse de se battre pour venger sa famille, se montrant par là même beaucoup plus profondément chrétien que le narrateur de Richard Millet alors que l’avocat parisien se dit athée de gauche et que le jeune guerrier français invoque constamment la religion chrétienne au nom de laquelle il est venu se battre. Paradoxes des hommes et de la littérature, il arrive souvent de se montrer en accord avec la parole évangélique à son corps défendant ou de la pourfendre en voulant la servir. C’est bien ce que donne à comprendre le prêtre maronite du récit de Denis Langlois lorsqu’il « confesse » ses crimes à l’avocat parisien.

Parlant d’Elias Kassem, le Libanais sur les traces duquel il est parti, une femme lui fait dire « Il disait simplement qu’il ne voulait pas participer à la guerre […] Les vivants ne devaient pas être au service des morts. » L’un a choisi la vie, bien qu’il soit déjà mort, ayant perdu toute sa famille dans les massacres ; l’autre bien vivant – Richard Millet ou son narrateur – a choisi la mort, comme en témoigne la récurrence des personnages de ses livres qui disent constamment vivre parmi les morts, qu’il s’agisse des ancêtres, de la langue, du pays, de la littérature. Que l’on se dise mort ou vivant, au final, la conclusion est à peu près la même, la guerre ravage les hommes et leurs terres, laissant derrière elle plus de vivants que de morts. C’est ainsi que je veux comprendre la dédicace que m’a faite Denis Langlois en m’envoyant son livre : « Dénonçons toujours et encore la guerre et les injustices. »

Denis Langlois, Le déplacé, 253 pages, éditions de l’Aube.

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