Après le plébiscité Un prophète, Jacques Audiard revient avec De rouille et d’os, adaptation d’un recueil de nouvelles de l’américain Craig Davidson. Un film puissant sur le corps et la (re)construction de soi. Un sérieux prétendant à la Palme d’or.
Lui est un corps débordant. Massif, sculptural à force de suer sur les rings et le bitume, il s’impose à l’autre, effraie, rassure aussi, sans besoin de paroles. Pareille stature économise de la salive. D’ailleurs les rares moments où Ali (Matthias Schoenaerts) parle, les mots ne sonnent pas juste. Seule cette matérialité lourde, comme inévitable, le relie au monde. Son fils, frêle oiseau sauvage; sa sœur éreintée par le quotidien; ses conquêtes éphémères, ses collègues de travail, ses combats de boxe: tout passe par ce corps, immense territoire instable, qui malgré l’exercice et la rigueur de l’entraînement sportif, risque en permanence d’exploser.
Elle est un corps supplicié. D’abord objet de désir, Stéphanie (Marion Cotillard) sombre à cause d’un accident de l’autre côté, du bord de ces corps soudain repoussés, non plus sources de jouissance mais de douleur. Handicapée, l’harmonie de l’unité a cédé le pas au chaos de la chair en souffrance.
Ils sont un corps. Jacques Audiard raconte cette rencontre, cette relation nouée entre deux solitudes. Pareils à deux animaux blessés – l’un par les ravages de sa bestialité, l’autre par le refoulement de sa propre bestialité – ils luttent, résistent, glissent, renoncent, s’écartèlent, pour finalement se retrouver.
Mais le réalisateur d’Un prophète, habile, s’extrait d’une narration linéaire et surtout évite de répéter un motif déjà mille fois entendu. Ici, il n’est pas seulement question de montrer une histoire d’amour entre deux êtres paumés en quête d’eux-mêmes.
Porté par une mise en scène incisive, nerveuse (caméra à l’épaule), toujours sur le fil; par le jeu des variations entre lumière et obscurité; par les présences évidentes et mutiques des interprètes, le film interroge notre vision du corps et ses multiples représentations.
Parce qu’intoxiqués par un flot incessant de projections caricaturales, nous demeurons étrangers de nos corps. Obscénité, pornographie, hyper-violence : tout nous écarte de nos enveloppes. Via les écrans, via les magazines, les consciences impriment les schémas normatifs ainsi quotidiennement déversés.
En somme, vivre requiert de savoir son corps. De s’extraire des diktats, des images d’Epinal, des conceptions préfabriquées. D’assumer son animalité sans pour autant la laisser déborder. Un équilibre difficile, mais possible sans doute grâce à l’amour. Grâce à une relation qui permette de joindre les parts manquantes, de toucher à l’unité du corps. Pour exister enfin.
Guillaume Blacherois
De rouille et d’os. Film de Jacques Audiard, avec Matthias Schoenaerts, Marillon Cotillard, Bouli Lanners.
Sortie nationale le 17 mai 2012. Sélection officielle, en compétition à Cannes.
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