Proust contre Cocteau: portrait de l’écrivain en assassin

/2013 est l’année du centenaire de la publication de Du côté de chez Swann, premier volume d’A la recherche du temps perdu, chef d’œuvre de la littérature du XXe siècle. C’est aussi le cinquantenaire de la mort de Jean Cocteau qui fut le cadet, le rival et l’ami de Proust.
Après les célébrations de Proust qui ont largement occupé l’espace médiatique et culturel, c’est au tour de Cocteau d’avoir droit à un peu d’attention, en témoignent notamment l’exposition qui lui est consacrée à la Cinémathèque de Paris, le film Opium d’Arielle Dombasle, l’hommage qui lui sera rendu lors des journées Ravel et l’exposition du Musée des Lettres et des Manuscrits.
Claude Arnaud, lui, relie les deux écrivains dans un essai qui dessine les contours d’un Proust en assassin méthodique et raffiné.

Proust « tue qui le lit, en se substituant à lui. Toxique, ce dernier le fut pour lui-même, autant que pour ses proches. Il poussa si loin le sacrifice de soi que d’assassin, il réussit à se faire reconnaître comme saint. Il mit la barre si haut qu’un écrivain, depuis, se doit presque de mourir avec son livre », écrit Claude Arnaud, qui conclue ainsi son essai Proust contre Cocteau « il faut savoir l’oublier pour vivre. »

« Proust aurait-il contribué à nuire à son cadet ? » se demande-t-il également, alors que Proust occupe presque tout le champ littéraire du siècle passé et que Cocteau commence tout juste à y prendre place.

« Le premier des autofictionneurs éprouva-t-il le besoin d’éliminer ce modèle ? Faudrait-il en passer par une forme de crime pour s’assurer une postérité littéraire ?… », demande encore Claude Arnaud, laissant surgir une question plus générale et qui s’applique sans doute avec une acuité extrême au cas de Proust en raison de son caractère particulier et de son génie : l’écrivain est-il autre chose qu’un assassin littéraire ? C’est la question qui hante toutes les grandes œuvres littéraires. L’écrivain fait-il autre chose que tuer ses modèles pour leur donner une nouvelle naissance littéraire, leur faisant atteindre une vérité plus générale, plus profonde ? D’Homère qui efface l’humanité des Achéens et des Troyens pour tisser un récit mythologique à Fritz Zorn qui se dit hanté par le meurtre de ses parents qu’il exécute littérairement, en passant par les pièces historiques de Shakespeare, par les Mémoires de Saint-Simon, celles de Chateaubriand, les écrits de Gide, bien d’autres encore, l’écrivain ne fait rien d’autre qu’assassiner les êtres qui l’entourent pour en faire des personnages et modifier la réalité du monde afin d’en tirer un décor adéquat. C’est peut-être ce qu’ont senti les habitants du petit village d’Auvergne que Pierre Jourde décrivait dans Pays perdu, et la raison pour laquelle ils l’ont accueilli avec des pierres : ils refusaient l’assassinat littéraire que l’auteur leur offrait.

Cocteau, pour son plus grand malheur peut-être, fut proche de Proust. Le malheur n’est pas que Proust en ait fait un de ses personnages, il s’est très peu servi de lui, contrairement à tous ceux qui le snobèrent et dont il dressa dans la Recherche des portraits flatteurs pour mieux les ridiculiser et dévoiler leur vanité profonde ; non, le malheur de Cocteau est de n’avoir eu de cesse de se mesurer à Proust, à partir du moment où la célébrité de celui-ci prit de l’ampleur, et de n’avoir jamais su l’assassiner autrement qu’en paroles et dans ses écrits intimes. Cocteau n’était pas de taille à rivaliser avec Proust, n’étant pas prêt à mourir au monde pour accoucher d’une œuvre d’une telle ampleur, car si Cocteau est un touche-à-tout de génie, Proust est le génie littéraire par excellence.

Cocteau manque d’épaisseur, il s’évapore, se dissipe, se dilue dans le monde qui l’entoure, l’éblouit et l’entraîne ; il n’est pas capable de se mettre vraiment au travail. Il est incapable de s’astreindre à ce qu’il forcera pourtant Raymond Radiguet à faire, l’enfermant dans sa chambre pour qu’il écrive Le diable au corps. C’est le reproche que lui adresse Proust quand il lui écrit « vos vers sont comme déjà écrits, conformes à ce qui se publie de mieux. Vous ne pensez pas votre art, c’est l’époque qui le conçoit ; comme la lune et les miroirs, vous brillez d’un éclat second. » Et Gide pense peu ou prou la même chose de Cocteau lorsque dans les Faux-Monnayeurs il explique que pour Passavant, un personnage largement inspiré de Cocteau, « l’œuvre d’art n’est pas tant un but qu’un moyen. Les convictions artistiques dont il fait montre, ne s’affirment si véhémentes que parce qu’elles ne sont pas profondes ; nulle secrète exigence de tempérament ne les commande ; elles répondent à la dictée de l’époque ; leur mot d’ordre est : opportunité. »

Et pourtant, Gide lui aussi souffrira de la comparaison qu’il ne pouvait s’empêcher de faire entre son œuvre et celle de Proust, d’autant plus proche de lui qu’après l’avoir laissé refuser par les éditions Gallimard, il en fut, avec Cocteau, l’un des plus ardents défenseurs. C’est que Gide, comme Cocteau et contrairement à Proust, préférait la vie à l’œuvre et que, comme Cocteau, il reprochait à Proust d’avoir trahi son monde pour son œuvre, d’avoir dissimulé son homosexualité, d’avoir ridiculisé une sexualité que lui plaçait plus haut que toute autre, à l’instar de Cocteau, et dont ils se demandaient même au final si Proust l’avait réellement expérimentée, d’avoir en définitive disparu en tant que Marcel Proust pour laisser toute la place au narrateur de la Recherche. Qui en effet est de taille à rivaliser avec le plus grand des assassins littéraires, prêt à pousser le vice jusqu’à se tuer lui-même, jusqu’à « substitue(r) le crime littéraire au plaisir sexuel » pour donner vie à un monde littéraire ?

Et cependant, selon Claude Arnaud, il semble que le temps de Cocteau soit venu et que celui de Proust, désormais aussi célébré qu’oublié, s’achève. Car la panthéonisation littéraire est une mort bien plus sournoise que la première. Et c’est finalement pour s’être hissé trop haut que Proust risque de sombrer. « Sans doute le public continuera-t-il de se montrer moins intimidé par les « chapelles » peintes par Cocteau que par cette cathédrale proustienne qu’il risque, comme celles de Reims ou de Saint-Denis, de ne jamais avoir le temps de visiter. Héritier d’un imaginaire monarchique et chrétien, il restera plus sensible à ce monument conforme à ses attentes centralisatrices. Plus la Recherche lui paraîtra difficile à lire, plus il lui conférera même de prestige, j’en fais le pari, et plus l’Université célébrera Proust, le créateur qui s’acharna à donner à la vie la signification supérieure, quasi divine, qui lui manque au naturel. Il en sera de ce dernier comme de saint Denis ou de saint Martin : il continuera à servir à baptiser des boulevards critiques, mais il sera de moins en moins visité. Car les saints meurent aussi ; l’immortalité ne leur est pas plus garantie qu’aux académiciens. Qui connaît encore la trajectoire du véritable saint Marcel, hormis quelques théologiens ? »

La seconde mort de Proust profitera-t-elle à la littérature ?

Claude Arnaud, Proust contre Cocteau, 203 pages, éditions Grasset

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