Suite et fin de notre entretien avec Richard Millet :
http://www.culturemag.fr/2015/10/23/entretien-avec-richard-millet-12/
Matthieu Falcone : Philippe Muray disait « nous gagnerons parce que nous sommes les plus morts », ce qui était une manière de s’en sortir par le rire en rejoignant Heidegger qui écrivait : « seul un dieu peut encore nous sauver » ; c’est-à-dire que nous en sommes arrivés à un tel stade de décomposition qu’il n’y a plus qu’une Apocalypse, au sens chrétien, soit un bouleversement total, l’avènement d’un nouveau monde, qui nous permette de nous en sortir.
Richard Millet : Bien sûr. Beaucoup de gens pensent cela, mais ces gens, soit n’ont pas accès à la publication, soit sont constamment isolés. Le travail de l’ennemi est de nous isoler les uns des autres. Je pense qu’il y a une possibilité – et c’est ce que j’essaie de faire avec La Revue Littéraire – de fédérer ces gens et d’ouvrir un espace d’accélération du processus de décomposition parce que nous ne pouvons pas rester à l’état de cadavre, car le cadavre corrompt. Il faut maintenant que la révélation soit entendue : l’Apocalypse.
M.F. : L’Apocalypse comme nouveau commencement ?
R.M. : Oui, c’est cela. J’ai écrit au début de Solitude du témoin un texte sur l’impossibilité de ce qui n’en finit pas de mourir. Il faut sortir de cet état qui est semblable à l’état dépressif dans lequel on finit par trouver une sorte de délectation morose. Cette atmosphère funèbre fait songer à la fin du règne de Louis XIV. Tout ceci est extrêmement délétère et nous ne pouvons pas continuer comme ça, or le discours officiel est de dire que tout va bien. C’est Joffrin dans Libération qui dit : « arrêtons avec tous ces déclinistes, ces déprimés, ces fascistes … Regardez le potentiel de la France, l’immigration qui va nous sauver, etc. » Toutes ces fariboles de la gauche expirante sont extrêmement nocives car elles ne concernent pas uniquement l’idéologie mais atteignent aussi, me semble-t-il, les gens dans leur être même. Elles empêchent surtout les gens de lire. Il est effrayant de constater que plus personne ne lit, en-dehors des blockbusters que sont Zemmour, Onfray … Les gens ne lisent plus de littérature. Ce qui s’est passé lors de la rentrée littéraire de 2014 est extrêmement intéressant d’un point de vue sociologique : les sept cents romans de la rentrée ont été explosés par une femme qui racontait ses malheurs avec le président de la république et le livre très grand public de Zemmour. Deux livres ont explosé sept cents livres, ce qui a démontré ce que l’on disait depuis des années, que la rentrée littéraire est une foutaise, n’est qu’une planche à billets, à telle enseigne que, cette année, personne n’a risqué un gros calibre sur la rentrée, à part Angot. Je pense que la machine va se décomposer de plus en plus. Les prix littéraires font partie de ce même règne de l’insignifiance. Il faut toujours se méfier de ce qui est insignifiant, car derrière l’insignifiance se cache toujours un danger. L’insignifiance ou le Bien, qui sont la même chose dans le système de l’empire du Bien. Il est extrêmement fatigant de tout avoir à constamment inverser pour rétablir la vérité et savoir où l’on en est, à savoir que le Bien, c’est le mal, que dérangeant veut dire consensuel, etc. Cependant, je ne pense pas que cela puisse aller très loin. D’abord parce que le lectorat ne suit plus, ce qui apparaît de manière très nette cette rentrée.
M.F. : Vous écrivez encore : « Je suis du côté des faibles et des perdants de l’Histoire. » « Je n’aime pas les vainqueurs et (…) j’éprouve toujours une immense pitié pour les vaincus, les blessés, les condamnés à mort. » Est-ce votre catholicisme qui parle, sachant que vous l’évoquez largement dans ces deux derniers livres. Faut-il perdre contre le monde pour gagner l’autre ?
R.M. : Perdre avec le système des puissants, certainement. D’autres l’ont dit avant moi. On peut rapporter cela au catholicisme, bien sûr, mais c’est une attitude que j’ai depuis toujours. J’ai eu un rapport avec l’échec et le fait de rater volontairement un certain nombre de choses qui m’a toujours aidé. C’est un paradoxe qui se comprend. J’ai toujours été méfiant envers ce qui s’instaure et devient un système, notamment en littérature, en art, en musique, où on voit très bien à quoi cela mène. Même de très bons écrivains ont été tués par le succès, faute d’avoir consenti à se renouveler. L’héroïsme aussi a disparu, l’héroïsme au sens de l’aventure intérieure. Est-ce qu’une Simone Weil est encore possible aujourd’hui ? Oui, mais elle serait probablement mise à l’asile. Sa famille le demanderait, son cas serait psychologisé et l’on expliquerait que ce n’est pas de Dieu qu’elle s’inquiète mais qu’il s’agit certainement d’un problème d’Œdipe mal réglé. On lui proposerait de faire un petit séjour dans une clinique et des ateliers d’écriture, après quoi tout irait mieux. J’exagère à peine. On suggèrerait que le rapport au divin est de l’ordre de la névrose ou de l’hystérie. Et quand je dis que j’ai toujours aimé l’échec, je prends le risque de m’entendre dire que je ferais mieux de me faire soigner plutôt que d’entretenir ma psychose. En réalité, je pense que l’échec est un moteur. Je me suis toujours placé dans cette position de danger qu’est le fait de refuser un certain nombre de choses, pensant que ça me protégeait contre mes propres démons qui sont peut-être la facilité. Il est si facile de s’abandonner et de faire du … (je ne donnerai pas de nom) : c’est ce qui me terrifie. Regardez les grands héros de l’âge de l’art, de la littérature, de la musique, ceux qui sont morts vieux comme Beethoven chez qui il y une troisième manière héroïque, alors qu’il était complètement sourd et n’écrivait plus que pour lui. C’est prodigieux. Il arrive un moment où vous rompez les amarres même avec votre propre public. C’est aussi Flaubert écrivant Bouvard et Pécuchet, presque contre ses lecteurs. Arrivé là, on ne se soucie plus de savoir si l’on aura le prix Goncourt, si l’on entrera à l’Académie française, si l’on fera partie d’un jury ou si l’on aura une rubrique dans le journal. Non, on va contre cela, et c’est difficile. Et c’est bien. Par moment, il faut casser les choses, il est impossible de faire autrement. Sinon, on tombe dans la facilité. Il arrive un moment où l’on a trop de virtuosité, trop de métier et cela devient dangereux. Ainsi, cela devient extrêmement intéressant pour moi, parce que la période est difficile.
M.F. : En 2012, vous avez publié Printemps syrien, dans lequel vous expliquiez qu’Assad, si ignoble soit-il, était le seul à pouvoir protéger les minorités chrétiennes, druzes, etc, dans son pays. Les hommes politiques semblent en prendre conscience, trois ans après ; trois années qui ont permis à Daesh de s’installer. L’autre jour, Mr Fillon expliquait que la guerre civile en Syrie est une guerre de clans alimentée par l’Iran et l’Arabie Saoudite qui a engendré un monstre. Mme Merkel veut désormais impliquer Assad dans la résolution du conflit syrien (!) tandis que Mr Hollande la suit. Que vous inspire ce manège ?
R.M. : Nous aurions probablement pu faire l’économie de beaucoup de morts, si nous avions aidé Assad. Si vous voulez, c’est comme pour Saddam Hussein, qu’il aurait suffi d’aller voir en lui demandant de se calmer, de faire semblant de respecter les droits de l’homme, de cesser de gazer les Kurdes. Il aurait été tout à fait possible de négocier un certain nombre de choses de ce genre en le laissant au pouvoir en échange. Ce fut la même chose avec Kadhafi et nous avons le même chaos en Libye qu’en Irak. Je crois qu’ils ont compris la leçon, sachant que la Syrie a, en outre, des frontières avec Israël, ce qui est très dangereux. Je crois que la réorganisation diplomatique qui se joue en faveur de l’Iran, qui est un pays beaucoup plus intéressant que l’Arabie Saoudite – peuple pour lequel je n’ai aucune estime, contrairement au peuple iranien qui est un très grand peuple – est significative. Ils ont enfin compris qu’un dictateur n’est pas uniquement quelqu’un qui bombarde son peuple, mais aussi une personne qui protège un ensemble, notamment ses minorités chrétiennes et druzes. Par ailleurs, les Russes sont entrés dans la danse et cela change la donne, de même que les flots d’immigrés qui arrivent en Europe. Il faut s’occuper du problème à la base.
M.F. : Il aura donc fallu attendre que le problème nous touche directement.
R.M. : Comme d’habitude. Je n’ai aucune sympathie particulière pour la famille Assad, mais c’est surtout le père Assad qui était particulièrement nocif et qui a mené la politique que l’on sait au Liban. Le fils Assad, lui, a retiré les troupes du Liban, par exemple, ce dont nous devrions lui savoir gré. Le père était redoutable. Vous savez comment il a réglé le problème des Frères Musulmans à Hama : 20 000 morts en une semaine, après quoi, les types n’ont plus bougé une oreille pendant 30 ans. Le fils a hésité à faire ça. On commence à comprendre que Assad, dans le fond, est moins pire que Daesh, qui sera éliminé un jour où l’autre, ou que ceux qui pourraient remplacer Assad. Nous ne savons pas qui sont ces gens qui résistent à Assad.
M.F. : On entend aussi dire ces temps-ci que Daesh n’est finalement pas si terrible que les médias l’ont dit. Qu’ils règneraient sur un vaste territoire, certes, mais qui est surtout un désert, et qu’ils ne seraient pas très nombreux.
R.M. : Daesh a su utiliser les médias dans un sens gore absolu qui a beaucoup frappé les esprits. Là-dessus se greffe la culpabilité occidentale en voyant tous ces jeunes gens qui partent là-bas, ce qui révèle surtout le néant spirituel dans lequel nous vivons en Occident. Mais en effet, le territoire contrôlé par Daesh n’est pas grand-chose. C’est bien sûr un vaste territoire mais qui ne présente aucun intérêt. Ils ont néanmoins volé beaucoup de matériel américain à l’armée irakienne, mais il serait intéressant de savoir comment le Qatar, l’Arabie Saoudite et la Turquie ont alimenté Daesh. Il suffirait de mettre en place un blocus et cette affaire serait assez vite réglée.
Richard Millet, Tuer, éditions Léo Scheer, 118 pages
Richard Millet, Israël depuis Beaufort, éditions Les Provinciales, 119 pages.
Lire Richard Millet, ouvrage collectif sous la direction de Mathias Rambaud, éditions Pierre-Guillaume de Roux, 314 pages
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