Michéa : Le loup dans la bergerie

Le nouveau livre de Jean-Claude Michéa s’inscrit dans la lignée de la pensée critique qu’il déploie depuis plus de vingt ans à l’encontre du libéralisme et du capitalisme. Le loup dans la bergerie, malicieusement sous-titré Qui commence par Kouchner finit par Macron enfonce le clou. Indispensable et salutaire.

 

Nous étouffons, littéralement, et rares sont ceux qui osent le dire, qui parviennent à le penser et en énoncer le pourquoi. Parmi les récents ouvrages qui donnent une bouffée d’oxygène en s’affranchissant des dogmatismes, citons La ruée vers l’Europe de Stephen Smith, ouvrage courageux et fort argumenté d’un journaliste et universitaire ayant tenu la rubrique Afrique de Libération et du Monde et qui explique, chiffres à l’appui, comment et pourquoi la jeune Afrique est en route pour le Vieux Continent, avec la bénédiction des régimes libéraux et pour le plus grand désarroi des pays africains et européens. Egalement le nouvel ouvrage de Jean Vioulac Approche de la criticité. Philosophie, capitalisme, technologie, dont la lecture est d’une urgence capitale mais dont la relative aridité conceptuelle peut en décourager certains et le livre de Michéa, bref, incisif, didactique, comme toujours.

Michéa n’invente pas, il condense, il éclaircit, il sépare le bon grain de l’ivraie, avec l’art consommé de celui qui s’est frotté à la pensée philosophique, économique et sociologique depuis des décennies ; avec l’humour de celui qui observe l’agitation médiatique et qui n’a pas son pareil pour ridiculiser les grands prétentieux du petit écran. Les militants de la liberté sans limite, de l’individualisme forcené, de l’abolition des frontières et de toutes les normes, de l’anéantissement du bon sens et de la common decency chère à Orwell nous emmerdent, n’ont aucun humour, aucune culture et pas même assez de jugeote pour se rendre compte qu’ils font le jeu du capitalisme qu’ils prétendent dénoncer. Voici résumée en substance la critique de Michéa, lequel déploie sa pensée avec nettement plus de subtilité, d’arguments et d’ironie.
Centéé sur la pensée autrement puissante qu’on aimerait nous faire croire de Marx, comme avant lui Illich ou Ellul, comme aujourd’hui Vioulac, Michéa fourbit ses armes contre la philosophie libérale qui a permis l’établissement du capitalisme en Europe et en Amérique, dans le monde entier à présent, et démontre que le capitalisme comme système mis en œuvre, n’a pu s’établir qu’en conjuguant la doctrine libérale profondément pessimiste ; que, le marché ne souffrant nulle contrainte, aucune frontière, étant son seul maître et sa seule fin, le libéralisme politique, économique, philosophique, culturel lui est le terreau le plus fertile, ouvrant la porte à toutes les revendications aberrantes que nous constatons chaque jour.

Les furies de l’intérêt privé, ce sont aussi ces « militantes » de toutes les causes les plus progressistes 

 

« S’il reste vrai, par conséquent, que le capital – qu’il soit marchand, « usurier » ou industriel – n’a nul besoin d’une philosophie libérale pour commencer à prendre racine dans une région donnée du globe (comme l’histoire de la Rome antique, de la Chine classique ou de la Mésopotamie ancienne suffit à le confirmer), il n’en va donc pas de même, en revanche, du système capitaliste lui-même, c’est-à-dire du règne systématique et généralisé – y compris sur le plan politique, anthropologique et culturel – de la logique du capital. Cette « forme fondamentale qui détermine l’organisation économique de la société moderne », loin d’être le simple résultat d’un développement historique « spontané » du marché et des techniques, présuppose en effet toujours, pour que son « règne » puisse commencer à s’établir à l’intérieur d’une société donnée, la colonisation préalable de l’imaginaire d’une partie des élites politiques et intellectuelles de cette société par l’évangile libéral… »

L’avènement du libéralisme, qui a rendu possible une société capitaliste, Michéa l’explique par le relativisme religieux qui s’est imposé à la suite des guerres de religion et par le renoncement, sous prétexte d’établir la paix, à la fois à un absolutisme politique et à la prééminence d’une pensée morale ou religieuse sur une autre. Cela, ouvrant grand la porte à la main invisible du marché comme unique régulateur des sociétés par l’appui du droit, et comme ultime lien qui demeure entre les hommes dans une société dès lors en voie d’atomisation.

« Il reste cependant à expliquer comment des formes d’échange et même, on vient de le voir, de production « capitaliste » connues depuis l’Antiquité ont pu ainsi en venir à se « généraliser », selon le mot de Marx, au point de finir par former, à partir de la Révolution industrielle, la base d’un système économique planétaire désormais capable de plier à sa logique instrumentale tous les aspects de l’existence humaine. Question d’autant plus redoutable que nous savons bien aujourd’hui – notamment après les travaux de Marcel Mauss, de Karl Polanyi et de Marshall Sahlins – que dans les sociétés dites « précapitalistes », c’est-à-dire pendant la quasi-totalité de l’histoire humaine, les activités d’échange et de production étaient toujours profondément « encastrées » (Polanyi) dans des structures culturelles – morales, religieuses, philosophiques ou autres – dont la fonction première était justement de tenir à distance « toutes les furies de l’intérêt privé » (Marx). »

Les furies de l’intérêt privé, ce sont aussi ces « militantes » de toutes les causes les plus progressistes : antispécisme, procréation pour tou.t.s.e, accueil inconditionnel et illimité des « migrants », militants LBGBTQ+, et autres insultes au bon sens et à la décence commune qui minent le pourtant très à la mode vivre-ensemble et montent chacun contre chacune en prétendant l’inverse, dans ce double-langage qui est l’apanage du libéralisme et que Jean-Claude Michéa a parfaitement mis au jour dans La double pensée, en s’appuyant notamment sur l’immense penseur que fut George Orwell.

« A partir du moment, en effet, où l’individualisme  radical qui caractérise ces sociétés incite chacun à revendiquer en permanence – en tant que « propriétaire privé de lui-même » – le droit de vivre « comme il l’entend » et en fonction de ses seuls désirs privés (la notion même de limite se voyant dès lors renvoyée sans autre forme de procès à la pensée « conservatrice » et « réactionnaire »), toute invitation philosophique à exercer le moindre regard critique sur la valeur de tel ou tel comportement (qu’il s’agisse de la prostitution, de la consommation de drogues, de la « gestation pour autrui », du port du voile à l’école, de la tyrannie des écrans, de la vente aux enchères de sa propre virginité sur le Web ou du droit de spéculer en Bourse et de s’enrichir sans limite) finit inévitablement par être intellectuellement comprise et psychologiquement vécue comme l’expression d’une « phobie » particulière destinée à « stigmatiser » telle ou telle catégorie de la population. »

 

Jean-Claude Michéa, Le loup dans la bergerie, Climats, 164 p., 17€.

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