Nulle part chez soi 1/2

Une critique personnelle d’Un Bon samaritain de Matthieu Falcone, par Maximilien Herveau

 

            Premier roman de Matthieu Falcone, Un Bon samaritain raconte l’histoire d’un homme, tout en même temps professeur, mari, ami et père, qui tombe — littéralement — sur trois migrants, et qu’il va, sur un coup de tête, laquelle est passablement avinée, accueillir chez lui. Loin de l’accueil d’auberge où le client est roi, c’est comme on prend soin du plus pauvre qu’il les recueille, en entendant les élever à la condition de Français. Par cela il faut entendre : leur apprendre les manières, la langue et les traditions du pays dans lequel ils arrivent et qui risque de les abriter un certain temps. Mais ces migrants ne sont pas ses élèves, pas plus qu’ils ne sont ses enfants. Le professer n’a aucune autorité légitime sinon son premier geste d’accueil. Il devra croiser le fer avec une société française en mutation, parfois moins profonde qu’il n’y paraît, pour constater que, à la manière de ces migrants, et dans une atmosphère qui tend au conformisme international, tout le monde va se retrouver hors de chez lui, moins métaphoriquement qu’on ne pense, ou plutôt : nulle part chez soi.

 

            Un brûlant sujet…

           

            Depuis quelques années, en raison, pêle-mêle, du climat, des guerres ou de la pauvreté, le nombre de « migrants » a drastiquement augmenté. Les guillemets sont pour cette première occurrence de rigueur, puisque sa dénomination est devenue si large qu’il a fallu lui ajouter des adjectifs, des synonymes qui n’en sont pas : réfugiés climatiques, déplacés, etc. Lesquels ne permettent pas d’y voir plus clair, ce qui amuse le personnage principal du roman, Pierre Saintonge : « un migrant ça ne veut rien dire, ce n’est qu’un état transitoire, pas une nature. » Aussi préfère-t-il, non sans une provocation certaine, le terme de nègre, ce qui ne constitue pas davantage une nature. Le sujet des migrants est d’une brûlante actualité depuis quelque temps, et ne manque pas d’être servi à toutes les sauces par divers médias, qui, à l’heure de l’infotainment (heureux mot-valise de l’information et de l’entertainment) est rarement traité en profondeur, et toujours considéré du point de vue de l’urgence. Excepté les associations qui s’en occupent plus particulièrement, les migrants ne nous apparaissent que dans l’urgence d’un bateau en naufrage, d’un hiver aux abords des gares ou dans les manifestations réclamant de meilleures conditions d’accueil. Les migrants ne sont donc qu’une urgence, et rarement on prend le temps de s’interroger sur un destin, sur une vie : ils ne sont qu’un groupe, un peu informe et, il faut bien le dire, fourre-tout ; une masse dans l’urgence. À rebours de celle-ci Matthieu Falcone adopte donc la temporalité, malheureusement de plus en plus anachronique, du roman, et embrasse le destin de trois migrants, Jaffar, Yaya et Aman : il ralentit le temps et prends trois individus, reprenant un temps et une échelle permettant davantage de réflexion et un point de vue différent.

            Le contexte du roman est au contraire bien de son temps : à cette « crise des migrants » s’ajoute les blocus estudiantins, lesquels concernent directement le professeur Saintonge, qui, dans la force de l’âge, tente encore de transmettre ce qu’il sait et qu’il a appris à aimer.

 

            … qui suffirait à en arrêter la lecture ?

 

            Le sujet de ce roman est précisément actuel, et, partant, prend le risque d’être traité comme une opinion. En effet, dans une société où la moindre phrase peut valoir l’enfermement dans une case, souvent grossière, un roman dont le contexte est contemporain peut vite se faire, à la manière de Saintonge, classer, bien ranger, dans une case. Aussi, si le lecteur s’arrêtait à une lecture en surface, s’il ne voyait les personnages qu’au premier degré, il aurait tôt fait, selon sa sensibilité politique, de classer ce roman comme « facho » ou à l’inverse «  politiquement incorrect », et la lecture d’être biaisée dès les premières pages, dès que Saintonge critique l’art contemporain et les femmes, dès qu’il a parlé des nègres et souligné leur odeur. Il serait bien là dans une lecture en surface, comme si Matthieu Falcone avait écrit ses Mémoires, un essai, ou encore avait pris la parole sur un plateau TV.

Or, Un Bon samaritain est un roman, et répond par là même à des problématiques de roman. C’est un ouvrage de littérature, dont la gestation a été longue, dont les phrases ont été écrites et revues, dont la structure a été pensée, repensée, peut-être jetée avant d’être reprise ; des mots ont été supprimés pour d’autres, selon des questions de rythme, de beauté, de suggestion ; des personnages ont été créés pour multiplier les points de vue, les voix, et ainsi les faire s’entrechoquer, les faire résonner. S’arrêter à une lecture au premier degré, en s’arrêtant au sujet, ou, pire, en voulant censurer le livre après la lecture d’un tweet de 280 caractères dénonçant le vocabulaire ou le traitement des minorités serait, plus qu’une erreur, une paresse. Le roman, le livre, sont des objets, sinon en mutation, en voie de disparition. Le temps de la lecture est devenu de plus en plus anachronique, à l’heure où cinq minutes doivent suffire à nous apporter l’essentiel de l’information ; l’art commence à en ressentir les effets, et, de spectateur, nous passons progressivement à consommateur, y compris pour la peinture, le cinéma ou la sculpture : très vite, il s’agit de remplacer l’œuvre par sa reproduction dans la boutique, à en oublier le relief sur Instagram ; très vite, on ressent le besoin de tout voir de l’art au lieu de tout voir d’une œuvre, on se rassasie de la quantité, et les différents degrés d’interprétation et de subtilité sont ainsi sacrifiés sur l’autel de la sélection : omnia videre non videre : tout voir, rien voir.

 

       Cadre et personnages

 

            L’histoire de Saintonge est encadrée par un narrateur assumé, l’ami du personnage principal, qui raconte les événements de son point de vue, en les nourrissant des témoignages de Pierre, sa femme Mylène et Manon, relation et protagoniste important de l’ouvrage, à un moment donné. Ce cadre nous invite à adopter un recul supplémentaire sur les événements, de même que le cadre sur la toile la démarque du mur sur lequel elle est accrochée. Les termes les plus ambigus sont toujours remis dans la bouche de Saintonge, au discours direct ou indirect, par un dialogue ou une incise : « comme dirait l’ami Saintonge ». Saintonge ne se manifeste ainsi jamais que comme une parole, particulièrement reconnaissable ; et si elle déteint sur le narrateur, elle n’en reste pas moins la sienne. Il se présente constamment comme un individu singulier qui pose son regard sur le monde qui l’entoure et émet un jugement. Sa parole crue fait contraste avec les deux autres personnes de son entourage, sa femme et son ami, qui se caractérisent par une certaine tenue sociale, une forme de bienséance.

Saintonge au premier plan est dépeint avec relief et ne manque jamais de le souligner. À l’inverse, les personnages moins imposants que sont Mylène et son ami, amènent à eux deux un contrepoint. On regrettera toutefois un narrateur parfois trop dans l’admiration de Saintonge et dans le dénigrement de soi. Il semble dans une forme de regret de son être, et a tendance à parler de lui comme un narrateur extérieur le ferait : le portrait trop cru qu’il fait de lui-même manque de fierté. On prendra pour seul exemple ce passage où il explique pourquoi il aime l’art contemporain « je retiendrais deux ou trois formules et l’idée directrice », tout ça pour pouvoir « épater ses collègues » et impressionner les femmes (p.11). Qu’il se juge ainsi sans éprouver plus de noblesse à l’égard de ce qu’il est en fait, certes, un bon narrateur, qui ne triche pas, mais un personnage dont le manque de relief le présente parfois trop comme un simple faire-valoir de Saintonge, lequel, s’il n’est pas le « héros » du roman, semble bien l’être pour lui. Le passage cité dans la quatrième de couverture l’illustre bien : « Saintonge, c’est l’homme même : la liberté avec les chaînes, le courage et la couardise, l’orgueil et l’humilité, l’outrance et la profondeur ; c’est l’intransigeance et la charité ». Description un peu trop lyrique et envolée qui ne rend pas hommage au portrait subtil qui en est fait tout au long de l’ouvrage : cela montre cette fascination d’un narrateur un peu trop influençable devant l’ampleur d’un Saintonge.

Les migrants, Yaya, Jaffar et Aman, sont donc au nombre de trois et permettent de multiplier les possibilités. Surtout, ils désamorcent l’idée du réfugié comme celui dont on doit s’occuper, dépendant de son bienfaiteur. Le surnombre chez Saintonge fait qu’ils jouent pour ainsi dire d’égal à égal, puisque, il faut bien l’avouer, il ne faut pas moins de trois personnes pour tenir tête à un Saintonge, tant il apparaît sûr de lui et de ce qu’il doit faire. Les profils des migrants sont différents, et dévoilent des personnalités diverses, contrastant avec l’image distribuée dans les médias d’un migrant silencieux. Pour autant, Yaya et Jaffar présentent peu de différences, et face à un Aman véritablement complexe, on se retrouve parfois frustré par ces deux personnages qui, toujours souriant et riant, semblent dépourvus d’aspérités. Ajoutons à cela que le destin de ces deux personnages est sensiblement le même, nous faisant nous demander la nécessité d’un troisième larron, sinon pour sa qualité surnuméraire.

 

Construction

 

Le mouvement principal de l’ouvrage est celui d’une narration à rebours d’un témoin qui a déjà vécu les événements et nous les raconte, induisant un niveau de distanciation supplémentaire : pas d’immédiateté de l’action, pas de brusquerie sinon dans le dialogue. Même l’accélération finale dans la violence est toujours freinée par ce narrateur qui prend le temps de revenir sur les événements, avant de terminer au conditionnel. Le présent se montre plus que jamais comme une perception difficile à rendre, et semble toujours appeler un temps plus long, celui de la réflexion. Les actes apparaissant dans leur spontanéité, c’est bien souvent dans le calme de l’histoire racontée ou de la lettre que la lumière est faite, comme lorsque Manon regrette la tournure des évènements qu’elle a provoqués. La construction est efficace, et si le livre ne réinvente pas le genre, il en maîtrise les subtilités, afin de séduire suffisamment le lecteur pendant 262 pages. Les différents fils se rejoignent dans un final relativement explosif, bien que tirant légèrement sur l’exagération — mais on n’en attendait pas moins d’un roman traitant d’un personnage comme Saintonge.

Le changement d’environnement permet de respirer avant la tempête, en même temps qu’il montre le fossé déjà trop grand entre Saintonge et ses hôtes. La campagne périgourdine introduit dans le même temps l’idée du nulle part chez soi, avec le parisien et la campagne, auquel la dernière phrase fait écho avec humour.

 

Habitat

 

La notion d’habitat est particulièrement travaillée avec l’idée d’une société à ciel ouvert qui a peur de ses valeurs, peur de la moindre chose censée lui appartenir, pour ce qu’elle pourrait apparaître comme du nationalisme, attitude détestable dans le milieu bourgeois-bohème parisien qui constitue malgré tout l’environnement de Saintonge. Avec cela, l’esthétisation autour de l’intérieur et de l’extérieur est particulièrement pertinente : très vite, les espaces privés sont dénaturés, rendus précaires : l’université barricadée, et l’appartement qui se retrouve être « le lieu dans lequel on vient voir les migrants ». À l’inverse de la volonté de Saintonge, qui voudrait faire de ces personnes de la rue des habitants, d’un pays avec ses traditions (la langue, la nourriture, la musique), c’est la rue qui s’immisce chez lui, qui fait de son attachement au bien privé une tare, une forme d’oppression. À en observer les derniers chapitres, Saintonge change sans cesse d’endroits, devenant pour ainsi dire sans domicile fixe, au sens propre, et connaît de plus en plus les environnements extérieurs : ses derniers mots sont prononcés sur un chemin, à la campagne, quand les premiers l’étaient dans une exposition d’art moderne parisienne, quintessence de l’enfermement social de la bourgeoisie-bohème.

 Poussé hors de chez lui, Saintonge réalise que l’habitat n’a pas été dénaturé par les arrivées migratoires, par le « grand remplacement » ; la simple reproduction sociale, la suffisance du milieu parisien l’agacent autant qu’il en fait partie, et s’il apprend à ses dépends, on ne saurait en définitive trouver Pierre Saintonge comme un homme brisé. Expulsé de son habitat, il semble en avoir trouvé un autre, plus ouvert : il retrouve un équilibre entre l’intérieur et l’extérieur, là où la vie parisienne ne le promenait que d’un espace à l’autre : de son appartement à une exposition, de bar en bar, de chez lui à la faculté. Même la rue parisienne a fini par apparaître comme trop fermée : les immeubles interdisent sans cesse l’horizon dans la capitale.

 

Culture/Culture

 

Le roman met en scène la distance qu’il peut y avoir entre des personnes attachées à leur culture, et ne comptant pas les renier si facilement. À la différence des associations qui considèrent les migrants comme devant être accueillis « sans rien leur demander », Saintonge entend les faire participer à la société, il entend presque en faire des citoyens. D’où le combat qui s’instaure, et qui est largement représenté par le repas. S’ils peuvent à peu près tous manger de la même manière, l’alcool constitue un pôle d’incompréhension pour tous : porte d’entrée vers la France pour Saintonge, il n’existe pour les migrants que sous la forme d’un interdit. Aussi Pierre ne peut comprendre que l’on n’en boive pas, tandis qu’eux ne peuvent comprendre qu’on le fasse ; et même si Yaya et Jaffar finissent par y toucher, par être ivres, il n’y a rien de ce partage de l’ivresse que le narrateur et Saintonge ont au début du roman. Progressivement, Yaya et Jaffar sont aspirés par une culture que personne ne revendique et que tout le monde consomme : la TV, les boîtes de nuit, la pornographie ; d’une certaine manière, cela constitue une intégration, mais dans un environnement déraciné, celui de la mondialisation. Et si Saintonge ne parvient pas à leur faire apprécier la musique classique, cela est tout aussi valable pour un certain nombre de bons Français.

Quelques moments permettent toutefois d’apprécier un échange culturel, qui ne montrent pas non plus de signes d’interculturation : il s’agit simplement d’un échange, comme lorsque l’on voyage. La vue de Paris pour les migrants, la cuisine de ceux-ci pour Saintonge et sa femme. D’un point de vue culturel, la distance qui semble normale entre des personnes africaines et françaises se manifeste bien plus fatalement entre des individus de même nationalité, de même tradition. L’incipit du roman, qui prend place dans une exposition d’art contemporain, en est l’expression la plus directe, et sa présence si tôt dans le roman montre que si procès il y a, c’est bien davantage celui de l’évolution des milieux parisiens que celui des migrants. L’art contemporain et tout ce qu’il charrie représente pour Saintonge cet univers de la mondanité et de la superficialité qui n’a à ses yeux aucune valeur.

Renvoyant au vers de Virgile, dans l’Énéide, « Heureux celui dont déjà s’élèvent les murailles », le roman établit par sa polyphonie une réflexion sur l’idée de culture, en montrant dans quelle mesure celle-ci, pour être conservée et donc transmise, a besoin de barrières, de frontières, qui sont simplement les noms plus effrayants d’un autre : la règle. Les dialogues de sourds qui se multiplient à mesure que le dénouement approche, accentuent cette conception et édifient des barrières qui n’ont plus de sens, puisqu’elles ne protègent rien. La muraille, dans le roman, est bien cette nécessité selon laquelle il y a quelque chose à défendre. Davantage qu’un bien jalousement dissimulé, la muraille protège ce qui ne doit pas être détruit. C’est donc également l’abolition des frontières à travers la mondialisation et son uniformisation qui est critiquée par cette arrivée des migrants.
Au-delà de ceux-ci en particulier, il s’agit bien davantage de voir comme ils sont traités par cette société française qui plie déjà face aux assauts du soft power américain.
La culture française dans l’ouvrage ne semble pas tant dénaturée par l’islamisation que par le lissage de toutes les cultures au sein des produits dits de consommation, et d’un relativisme culturel généralisé.

A suivre…

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