Un Bon Samaritain : un vrai Roman 2/2

Suite de notre analyse du premier roman chez Gallimard de notre collaborateur Matthieu Falcone.

On oublie bien souvent que derrière un roman, ou toute autre production écrite, il y a un désir d’écrire, un amour des mots et de leur agencement. Du simple souci du mot précieux à la syntaxe séduisante, il y a dans Un Bon samaritain un vrai amour du bon mot, de la belle phrase.

On trouve page 30 un magnifique exemple de cela, avec un glissement vers la contemplation dont je présente, hors contexte et donc en le dénaturant forcément, quelques lignes : « La Seine était, par-dessus nous, drapée de brume. Elle montait transir nos visages et nos mains, il avait fait une journée de beau, de froid vif et clair, à présent le soleil était tombé sous les flèches de Notre-Dame, il demeurait quelques plaies saignantes tout à l’est, là-bas, vers où nous nous rendions. » Le mélange chromatique du bleu froid et du rouge, l’évocation des flèches venant blesser le ciel au sang, la lente stagnation des images dans le mouvement des deux hommes, tout respire dans cette phrase un véritable plaisir de l’écriture, de la musique et du rythme. En contraste de cette contemplation, les incises de Saintonge dans le roman font état d’un humour volontairement grinçant, puissamment évocatrices : « Mes deux grands nègres là, qui secouaient les balustrades de leurs mâchoires à y noyer leurs langues » ; et quand ce n’est pas Saintonge, c’est le narrateur qui se permet malgré tout quelques morceaux de bravoure : « Qui n’a jamais eu envie d’enculer est une fiotte. Qui a su se retenir est un saint, c’est tout. » (p. 93)

Les personnages sont suffisamment incarnés pour rythmer les dialogues, lesquels dynamisent le récit tout au long du roman, et permettent aux personnages de s’exprimer dans leur immédiateté, sans la distance du narrateur. De cela résulte une vraie rapidité de l’échange, que certaines descriptions soulignent avec brio :

« Tu as pu leur parler ? »

« Non. »

Il a levé le nez.

« Laissons faire pour ce soir. Demain, je leur parlerai. »

Il s’étire. Mouvement de pandiculation.

« Nous sortons dîner ? […] » (p.58)

Dans une mécanique parfaitement huilée, les choses s’enchaînent et laisseraient presque penser que les dialogues sont chose aisée ; il n’en est rien. De même qu’au théâtre il faut en faire plus pour que les choses apparaissent visibles et naturelles au spectateur, de même les dialogues doivent savamment mélanger la monstration et la voix pour ne pas sembler artificiels.

Jeu du fond et de la forme, la provocation du sujet trouve un écho dans le ton, soit la forme, de Saintonge ; à laquelle répond la subtilité du style qui résonne avec la profondeur du geste premier. La forme de Saintonge contraste son fond, et le fond du sujet le style de Falcone.

 

Perspective

 

J’entends d’ici que je ne fais qu’un éloge du livre, que parce que j’en connais l’auteur je n’ose faire de reproches. Allons. J’aurais sans doute des dizaines de choses à reprocher au Bon samaritain, avec ce qui a pu déjà percer çà et là de critiques, mais la véritable question qu’il faut se poser est celle de la raison qui me pousserait à faire cela. Ai-je à faire progresser Matthieu Falcone ? Prétention ridicule. Ai-je besoin de manifester ce qui m’a déplu ? Égocentrisme. On en vient finalement à interroger la motivation de cette critique, et de la véritable critique en général. J’ai tenu à en parler tant pour le geste que pour le travail, que je sais conséquent. Mais surtout, j’ai tenu à en évoquer le style, les mouvements, j’ai voulu en faire une critique au sens où je l’entends. Personnelle, bien sûr, subjective, et selon ma perspective. Or celle-ci veut que j’en souligne les points saillants, les crêtes offrant le meilleur paysage, pas les défauts qui sont présents dans chaque œuvre et qui n’avancent à rien. Vous n’êtes pas satisfaits. Soit. Parlons de ce que je n’ai pas aimé. Mais ayons en tête que ce que je n’ai pas aimé se justifie dans le texte, et que changer cela entraînerait sans doute la disparition des choses que j’ai aimées et que je ne veux surtout pas enlever.

J’ai trouvé l’emballement final exagéré, les personnages de Jaffar et Yaya trop inconsistants, le narrateur parfois transparent, les femmes trop en chair et pas assez en crâne, Saintonge trop décrit en martyre. Voilà. Admettez que cela n’avance pas à grand-chose. Très bien. Passons à la fin.

 

Portrait noir

 

Un Bon samaritain est définitivement un roman pessimiste : les horizons ne sont pas réjouissants et les destins des personnages, quels qu’ils soient, peu enviables. Le sentiment qui s’installe progressivement est celui d’une dépossession, davantage que d’une expropriation : au-delà de l’histoire singulière, une brûlure en profondeur vient éveiller en nous la douleur de n’être chez soi nulle part, au sens où l’époque nous fait de plus en plus glisser sur les choses, sans possibilité de s’accrocher à quoi que ce soit, valeurs, pays, famille. Les blocus des universités sont moins intéressants par ce qu’ils disent explicitement que par leur esthétisation, soit, autrement dit, leur résonnance avec Saintonge, sans cesse autour du tourbillon que crée le roman. Tout le roman met en scène la difficulté à transmettre : à l’étranger, aux jeunes, à son enfant. La lame de fond qu’est la transmission montre qu’il faut, pour apprendre, un élève et un professeur ; mais toute tentative est bientôt décriée comme infantilisante, tandis que le professeur s’agace de voir ces générations qui ne comprennent rien. Les lieux d’apprentissage disparaissent, dans le roman, au profit de la rue, laquelle est ramenée dans la faculté avec les barricades et les banderoles ; de même, les gens de la rue ramenés en appartement ne peuvent trouver tout à fait leur place, et dorment toujours par terre. La rue se répand partout, avec son injustice et sa précarité : les fondations se fissurent, les oreilles se ferment. Le professeur est frustré et la jeunesse révoltée. On se tait ou on crie, mais on ne parle plus.

Autrefois, l’interruption du dialogue se soldait par le « chacun chez soi », mais c’est précisément cela qui disparaît en même temps. On ne s’entend plus à tous les étages, on prend en charge sans comprendre, on n’ose pas critiquer, on se tait, on crie, toujours dans l’opposition. Au-delà du parfum de grand remplacement, je préfère sentir la peau du roman, sa chair qui nous renvoie à notre incapacité à l’écoute, qui nous uniformise dans l’indifférence. Mais il y a eu une tentative, une révolte de l’individu face au collectif opaque et écrasant, une volonté de ramener l’homme à son échelle, à des valeurs qu’il pense universelles : la charité, l’aide, la main tendue. On pourrait y voir l’échec, mais comme toute chose accentuée, on est tenté d’y voir l’envers. La couleur dominante dans le clair-obscur est bien le noir, pourtant ce serait une erreur d’y voir un pessimisme : si le bilan statistique fait dominer le noir, la lumière se révèle la plus signifiante, en contraste. Je prends le parti de voir dans Saintonge l’expression d’une tentative, dont le résultat n’est qu’une possibilité parmi tant d’autres : le bon samaritain est celui qui ne s’interroge pas face à celui qui meurt, qui n’en cherche pas l’origine, et qui lui vient en aide parce qu’il est devant lui, à cet instant.

Traitez Saintonge de raciste, de misogyne, de vieux con : peut-être l’est-il, peu importe. Il est celui qui a tendu la main. Pire : il a tenté de la maintenir. Au fond, la tentative est la condition même de l’individu, qui dans un monde où tout se lisse cherche sa lumière singulière, et édifie dans sa morale les valeurs par lesquelles il veut être reconnu. Le discours ne saurait remplir ce rôle, tout pris qu’il est dans le langage, repris et déformé. Seule l’expression médiatisée artistiquement peut prétendre nous révéler un peu de l’individu, qui découvre un espace qui lui est propre, et qui ne saurait supporter un discours. Les mots que j’écris en ce moment même ne sauraient être considérés comme pertinents pour parler d’un roman, il ne sont que l’expression de ma subjectivité dans la langue, et son seul salut ne peut être que celui d’une critique qui se veut créatrice, qui parle à partir de l’œuvre, et qui ne prétend pas en sortir un discours universalisant. La volonté d’écrire, de faire un roman, est une tentative de l’expression individuelle, un pied-de-nez à la temporalité contemporaine, et, ne serait-ce que pour cela, doit être saluée. Le roman même de Matthieu Falcone est l’incarnation de Saintonge : bouteille jetée à la mer espérant être reçue par quelqu’un, qui ne peut être qu’un individu : les romans ne se lisent que seul. La main tendue ne peut être prise que par une personne, un individu, avec son expérience et sa subjectivité : toute tentative d’ajout dénature le geste, en pervertit l’intention. J’ai pris la main tendue du bon samaritain, et personne ne saura la prendre comme moi.

 

Maximilien Herveau

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