Voici certainement un des romans français les plus ambitieux de la rentrée littéraire, un roman de 500 pages écrit en une seule phrase.
Outre l’exercice de style périlleux auquel s’est livré le jeune auteur de Zone, devant lequel on ne peut que s’incliner car, étonnement la phrase ne manque pas de souffle, ne souffre pas de cette anémie trop répandue dans la littérature hexagonale contemporaine qui fait jongler les auteurs avec trois mots de vocabulaire et une syntaxe réduite a minima, Mathias Enard a réalisé un époustouflant travail de documentariste et d’historien pour plonger le lecteur dans la réminiscence effrayante des guerres et conflits qui ont secoué le vingtième siècle, dont l’épicentre n’est autre que les Balkans, sous lesquels la forge d’Héphaïstos semble toujours nourrie et prête à cracher le feu. Réminiscence car c’est dans le train qui le conduit à Rome que naît ce long soliloque de Francis Servain, ancien combattant dans l’armée de libération croate puis agent secret au service de la France qui va échanger au Vatican la masse de témoignages, documents et archives secrets sur les guerres, massacres et génocides, qu’il a amassés, contre une nouvelle identité et peut-être l’oubli des horreurs et tractations dont il fut témoin et acteur dans sa zone. Ce qu’il nomme la zone est à la fois le front et le non-lieu de l’information secrète obtenue par la négociation, par l’argent ou la torture, cet endroit plus mental que physique où l’humanité se perd, où l’espion change de nom et perd son âme pour refourguer à d’obscurs fonctionnaires des informations qui elles-mêmes serviront à nourrir de futures guerres. Le roman de Mathias Enard apparaît comme l’Iliade terrifiante, asphyxiante et insensée des soldats modernes, fils de Mars et d’Achille, des guerriers de Sparte et de Troie.
Mathias Enard, Zone, Actes Sud, 517 pages, 22,80 €
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