A côté des superproductions de la rentrée littéraire et des coups marketing plus ou moins réussis, il reste des écrivains discrets mais authentiques pour lesquels la langue a quelque chose de sacré, de profondément érotique et qui s’attachent à nous la montrer telle. Jean Védrines est de cette lignée. A l’occasion de la parution de son quatrième roman, il a accepté de répondre à nos questions.
Château perdu (votre premier roman) se passait en Italie, dans les Pouilles, de même que L’Italie la nuit. Quel rapport entretenez-vous avec l’Italie et plus particulièrement cette région du sud à la fois pauvre économiquement et riche culturellement et historiquement ?
Jean Védrines : Je qualifierais volontiers ce rapport au Sud de tragique ou de mystique car je n’ai pas choisi cette terre mais plusieurs événements romanesques ou littéraires de mon existence m’y ont amené de force. Au Sud, j’ai le sentiment étrange de retrouver à l’état sauvage la langue de mes ancêtres – pourtant tout ce qu’il y a de plus français – et leur manière songeuse, j’imagine, de raconter des vies, des histoires. Dans les Pouilles, j’ai même l’impression de rencontrer les héros de mon enfance, de les voir ressusciter. Et comme je n’ai pas de racines italiennes, je m’interroge beaucoup sur cette « patrie » que j’appelle par commodité « patrie imaginaire ». La langue que l’on y parle est très différente de celle de Rome ou de la Toscane et je la comprends vraiment sans la parler ni l’avoir apprise. De ce lien inexplicable est née l’obligation pour moi de rendre ce qui m’avait été donné sans que je l’aie choisi, et d’accoucher par une sorte de maïeutique d’un récit qui me viendrait de la longue mémoire des Pouilles.
Mon premier roman était déjà une tentative d’écouter le temps tel qu’il s’enroule là-bas, au lieu qu’ailleurs il se déroule simplement… Le livre se passait sur trois jours qui concentraient trois siècles de l’histoire du Sud. C’était une sorte de parcelle ou de miroir de l’éternité, un temps qui serait celui des saints, un temps plus chrétien qu’historique.
Les Pouilles sont une des régions les plus déshéritées d’Italie, dites-vous justement. C’est sans doute pourquoi les gens y sont aussi affamés de leur histoire. Dans la conversation courante, on parle des Grecs, de Frédéric II Hohenstaufen, des grands hommes d’Italie mais toujours comme s’ils étaient vivants ou nos voisins de table. Le seul domaine où je n’ai rien inventé, c’est cette immédiateté de la parole historique. Et comme les Méridionaux sont méprisés par les Italiens du Nord, ils leur rendent la politesse en cultivant un défaut très italien qui est l’amour de son trou de naissance. Ils le font avec une ironie magnifique, que je trouve très grecque et qui est souvent le point de départ de bien des délires. Cette propension à délirer m’a souvent fait penser à un mot provençal presque intraduisible et cher à Mistral : le « pantaï », c’est-à-dire la vie qu’on se rêve à la folie. Les gens du Sud se vengent de leur inexistence économique, de leur marginalité dans la modernité par une profusion de rêves et de mensonges splendides. Pour cette raison, ils forment sans doute le peuple le plus littéraire d’Italie.
On entend souvent dire que vous écrivez une langue difficile – je dirais exigeante. Est-ce pour vous un moyen de vous extraire de cette sensure dont parlait Bernard Noël – la surabondance d’information qui finit par vider les mots de leur sens ? Chercher une langue nouvelle, des images et des associations de mots inattendus pour frapper le lecteur, est-ce le vrai travail de l’écrivain et la seule possibilité qu’il a de dépasser la banalité du mot, de la phrase ?
Je ne vous surprendrai pas en vous disant que je n’ai pas du tout l’impression d’être « difficile ». Je me trouve même parfois tellement simple que j’ai l’impression d’être un « mauvais sauvage », c’est-à-dire de me borner à écouter dans les mots l’écho des siècles où ils ont déjà roulé. Je suis toujours ému – d’une émotion placée sous le signe d’Éros – quand un mot d’un seul coup troue les siècles et me rappelle qu’il a passé dans tant de bouches, de livres et d’histoires. Les mots de la terre, du ciel, de l’eau, des outils, qui sont très nombreux dans ce roman, sont pour moi presque des gages de vérité. Cela dit, on m’a parlé de « difficulté » pour chacun de mes romans mais moins pour celui-ci.
Peut-être que mon écriture est « exigeante ». C’est la même exigence après tout que je recherche quand j’entre dans un livre : j’espère toujours découvrir un imaginaire nouveau, une langue inédite. Dans mes romans, j’essaie simplement d’être à l’écoute d’un ancien usage dont je prétends qu’il me vient de l’enfance et des parlers en patois, entendus naguère dans le Bourbonnais et aussi d’un usage populaire des mots comme celui qu’en avait ma nourrice, qui les déformait beaucoup mais sans les violenter, et leur rendait ainsi leur beauté primitive.
Quand j’écris, il y a d’abord une minute au cours de laquelle je me débarrasse des oripeaux de la langue quotidienne, de celle que je lis dans les journaux ou écoute à la radio. La langue des élites aujourd’hui m’est insupportable – même si je pense que celle du XIXe siècle me l’aurait été tout autant. Il y a dans le Journal de Léon Bloy ou la correspondance de Flaubert tant de belles choses là-dessus que je ne dis rien de nouveau. Comme eux je déteste toute langue officielle, forcément tyrannique et d’une grande vulgarité. J’aime beaucoup le mot de Bernard Noël sur la sensure : en effet la langue technicienne, telle que l’avaient magnifiquement décrite déjà Karl Kraus ou Guy Debord, est tellement surchargée d’information et de sens verrouillés qu’elle nous opprime, nous écrase. Et en même temps, elle nous appelle à une sorte d’insurrection, de guerre civile. Et on sait que la langue française a une longue tradition de phrases insurrectionnelles…
Brièvement, quel regard portez-vous sur la littérature française actuelle ?
Il y a des merveilles dans cette époque obscure. J’admire en particulier les romans de Michel Chaillou, de Pierre Bergounioux et de Pierre Michon. Et tous les jours je lis de la poésie, dix minutes de Philippe Jaccottet par exemple, même aux heures de grande misère. Et je lis maniaquement Hölderlin.
C’est peut-être cette langue très rythmée et musicale qui vous éloigne de l’écriture romanesque ?
Oui, mais la matière romanesque est quand même première. J’adore raconter des histoires mais il est vrai que je suis absolument mortifié par ce qu’on appelle « l’écriture blanche », encore que, rarement, elle puisse être belle. La phrase minimale, l’absence de métaphore ou la métaphore trop apprise, qui traduit le passage à l’école, sont deux travers très répandus aujourd’hui. Je ne crois pas qu’on soit plus ilote ou moins lettré qu’avant : le cercle des lecteurs est à peu près le même qu’il y a un siècle. Certains de mes lecteurs sont des gens très simples et ils m’ont dit des choses essentielles sur la langue. Je ne suis pas intellectuel quand j’écris. Je reste extrêmement proche des histoires qu’on se murmure sur le lit de mort, des choses ancestrales et universelles. Je dois évidemment beaucoup à Giono et Céline ainsi qu’à mes chers Italiens, Dante, Gadda ou Manganelli.
Propos recueillis par Matthieu Falcone
Jean Védrines, L’Italie la nuit, Fayard, 314 pages, 19 €
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