Fourchettes au clair

Fourchettes au clair ou le midi des Magiciens

En guise d’apéritif, l’amertume excitant les papilles, mettons de côté ces réflexions pourtant sages de Cioran :

« Quand on ne croit à rien, les sens deviennent religion. Et l’estomac finalité. Le phénomène de la décadence est inséparable de la gastronomie…Depuis que la France a renié sa vocation, la manducation s’est élevée au rang de rituel. Les aliments remplacent les idées. Les Français depuis plus d’un siècle savent qu’ils mangent. Du dernier paysan à l’intellectuel le plus raffiné, l’heure du repas est la liturgie quotidienne du vide spirituel. Le ventre a été le tombeau de l’Empire Romain, il sera inéluctablement celui de l’intelligence française…» (De la France, texte écrit au cours de l’année 1941 ). Notre Roumain de service n’a pas foncièrement tort mais nous verrons cela sur la digestion, après une sieste réparatrice. Passons maintenant à table.

La gastronomie est comme la grande musique, elle a ses chefs. Karajan y tourne Savoy, Maazel se caramélise en Michel Guérard, Daniel Barenboim se monte en Guy Martin. Et un public choisi acclame. Cuivres en tête, les instruments dédiés à son plaisir y sont plus variés, il est vrai, que ceux composant les philarmoniques les mieux montés : aspic de homard, croquettes de marcassin sauce poivrade, lièvre à la royale, salade Ninon de cœurs de laitue à l’orange. La salive a alors prise sur l’ouïe la plus fine, les quenottes étouffent la portée mélodieuse des blanches et noires, même en salade de croches, avant que des breuvages dionysiaques, Saint-Julien, Côtes-rôties, Gevrey-Chambertin, Vosnes-Romanée, pour ne citer que ceux de nos rêves, n’obstruent nos oreilles de bouchons qu’il convient de renifler, la narine alerte, préalablement à toute déglutition.

Le pays des gourmands est définitivement le mien et, hussard de cœur, je suis de ceux  qui se tiennent mieux à table qu’à cheval, suivant le bon mot du regretté Lino Ventura. Le régiment, ne l’oublions pas, changeait volontiers le sabre pour la fourchette, Jacques Laurent faisait passer son Petit Canard à l’orange,  Nimier confessait, entre deux bouchées, son goût pour le cassoulet, quand Kléber Haedens chantait les louanges de son cordon bleu d’épouse, La cuisine de Caroline (Editions de la Table ronde), laquelle « cherchait dans la cuisine la symphonie de l’univers », grâce à des plats adorables, daubes ou navarins, dixit Henri Gault qui s’y connaissait un peu : « inattendus ou vieux comme l’amour, saisis à pleine flamme ou sommeillant au coin du fourneau ». Celui qui, ici, n’a pas l’estomac dans les talons peut envisager sans crainte une grève de la faim. Nous mettrons les bouchées doubles en pensant à lui.

 

A notre tablée, Christian Millau et François Céresa

 

Comme il est toujours préférable de jouer des mandibules en bonne compagnie, permettez-moi de convier deux solides couteaux, Christian Millau et François Cérésa, à notre joyeuse tablée. Les nourritures spirituelles se métamorphosant parfois en terrestres, ouvrons Les Fous du Palais (Robert Laffont), dont Félicien Marceau goûtait le  plaisir de lecture et de gourmandise lui faisant «  partager le bonheur de ces menus rares ou robustes, de ce chou farci qui (le) fait rêver » (Lettre du 7 décembre 1994, publiée dans Christian Millau, une vie au galop, éditions du Rocher). Nous le savons, un déjeuner, un souper, est toujours une aventure, un voyage. Et ce cher Christian n’était pas avare en escapades gourmandes, baluchon sur l’épaule confite en dévotions gustatives, à la recherche des miettes de bonheur. C’est une rencontre avec un charcutier-embaumeur, le professeur Ménard, qui n’utilise que du naturel pour ces saucissons: « pas de colorants, pas de fixateurs, pas de polyphosphates, pas de métaphosphates, pas de lactoprotéines. Savez-vous que les nitrites, à la longue, c’est mortel ? » C’est encore l’Abbé Berger, de Saint-Emilion, qui donnait aux propriétaires de châteaux, pour pénitence, « Trois Ave et une caisse. ».

Des chasseurs d’Armagnac, les digestifs s’imposant fréquemment ; un restaurateur fidèle de Maurras, adepte de la cuisson à la broche au feu de bois, fameuse pour son gigot à la crème d’ail, arrosé de lard fondu, « en pluie sur la peau ».

Parce que les nouveaux paysages aiguisent nos sens, c’est encore la cuisine de Saint-François, avec ses « petites tartines grillées, parsemées d’origan et nappées d’huile d’olive, ces feuilles de sauge frites, cette mousse de haricots verts au coulis de champignons des bois…ce somptueux risotto arrosé d’un jus de viande au brunello » jusqu’à cette « poire à la Lucifer », qui échoue cependant à damner un Saint ; les recettes spéciales du Glaoui récupérées, une à une, par la malicieuse Suzy ; des délices chinois, « les grosses crevettes sautées, nappées d’une sauce couleur émeraude aux feuilles de thé vert, la langouste sautée aux foies de poulet confits, l’admirable sauté de brocoli pois gourmands, taro, céleri-rave, lotus et pousses de bambou à l’huile sésame et au bouillon de poulet», qui enchantèrent Orson Welles.  

Fringale à l’horizon !

François Jonquères
 

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