Sade, la nature à l’assaut de la société

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Le divin marquis est mort dans l’opprobre il y a deux cents ans, après avoir été condamné à l’enfermement dans plusieurs prisons et asiles de France, plusieurs fois condamné à mort et à fuir sous les règnes de Louis XV, de Louis XVI, de Robespierre et puis de Bonaparte.

Il est aussi mort dans le plus grand désespoir, persuadé d’avoir égaré à tout jamais le rouleau manuscrit de douze mètres de long sur lequel il avait rédigé en minuscules pattes de mouches Les 120 journées de Sodome et qu’il avait caché derrière une pierre de sa cellule de la prison de la Bastille lorsque celle-ci fut prise d’assaut le 14 juillet 1789, dix jours après qu’il eut lui-même encouragé le peuple à faire tomber le symbole de la monarchie absolue.
C’est l’histoire de ce manuscrit perdu, puis resurgi bien longtemps après et restitué à la France il y a quelques années, que narre l’exposition du Musée des Lettres et Manuscrits. L’histoire aussi d’une ombre menaçante qui plane sur la littérature française depuis deux siècles et à laquelle Flaubert, Apollinaire, Bataille ont directement rendu hommage. Mais tenter de cerner Sade, à travers la littérature, le cinéma et la peinture, comme le fait également le musée d’Orsay dans une très (trop ?) riche exposition, c’est sonder l’humanité, son sourd désir de violence, de sang, de larmes, de foutre et de mort.

Sade ne fut jamais républicain, pas plus qu’il fut jamais égalitariste

À une époque où la subversion a été érigée en valeur obligatoire et pour ainsi dire bourgeoise, Jacques Ellul ayant défini le bourgeois comme celui qui fait feu de tout bois et se montre capable de tout absorber et faire sien ; à l’époque de l’apothéose de la société bourgeoise, c’est-à-dire morale et besogneuse, il n’est pas superflu de s’envoyer Sade en plein visage, car Sade demeurera toujours l’inacceptable, ayant d’abord écrit contre la morale sociale et religieuse.
Sade ne fut jamais républicain, pas plus qu’il fut jamais égalitariste. Il a sans cesse remis en cause les règles sociales en dévoilant leurs fondements. Il n’a cessé d’opposer la nature à la société, de saper les fondements de la civilisation en adoptant son arme la plus redoutable : la langue la plus pure mise au service de la pensée la plus intolérable. Ce que ses romans démontrent, c’est l’infinie cruauté, la violence effrayante du désir naturel de l’homme.

/Sade est l’anti Rousseau par excellence. Il ne croit nullement à l’innocence de l’homme, pas plus qu’il ne croit en la nécessité des lois humaines. L’homme est violent, égoïste, cruel, jouisseur et sanguinaire, et c’est sa nature de l’être et il ne faut en aucune manière contredire la nature. Telle est la philosophie qu’opposent à la vertueuse Justine tous les vicieux personnages qu’elle rencontre.

« Si Dieu n’existe pas, tout est permis », s’exclame un personnage de Dostoïevski. C’est ce que Sade a brillamment démontré.
Quel est le frein au désir, sinon le désir lui-même et le frein à la passion, sinon la passion elle-même ? Si aucun Dieu, aucune loi sociale ne viennent mettre un frein au désir de l’homme, qu’est-ce qui peut empêcher les pires horreurs d’advenir, du moment que celui qui les commet y prend du plaisir ?
Sade lui-même n’a pas fait l’expérience de tout ce qu’il raconte, mais sa littérature est indépassable dans l’exploration de la violence du désir. C’est là que la littérature joue son rôle et là peut-être que l’on peut se permettre de penser que son rôle est trop largement méprisé. Sade aurait-il été mieux lu et mieux compris, un certain nombre d’horreurs nous auraient peut-être été évitées au siècle dernier.

Il y a dans tout crime quelque chose de jubilatoire qui est de l’ordre du plaisir sexuel et que la société se doit de contenir et d’empêcher pour sa propre survie. Les écrits de Sade dévoilent la violence originelle de l’homme, le rapport intime qui lie la sexualité au crime et au pouvoir. Flaubert s’en souviendra certainement en écrivant son conte Hérodias, qui met en scène le meurtre de Saint-Jean-Baptiste par Hérode Antipas à la demande de Salomé, qui a été mandatée par sa mère Hérodias, elle-même femme, nièce et anciennement belle-sœur d’Hérode Antipas et qui hait le prophète qui lui reproche ses amours incestueuses. Cette scène de triangulation du désir : Salomé dansant lascivement pour séduire son beau-père à la demande de sa mère dans le seul but d’arriver à une majestueuse décapitation, a été maintes fois traitée en peinture, mais aussi en musique, notamment par Richard Strauss.
Sade ne fait que mettre au jour la violence de l’éros. Il accuse également la société et la religion de légitimer une certaine forme de violence qui n’est acceptable que dans le cadre de sa loi : guerre, mariage, ordre social, justice. Ce n’est pas René Girard qui lui donnera tort.

L’homme ne jouit jamais mieux qu’en écrasant son semblable, c’est le leitmotiv de la littérature sadienne. Aussi, s’il y avait un progrès dans l’histoire, il resterait à démontrer. Que ce soit la loi politique ou la loi du marché qui régisse les relations sociales, nous sommes toujours dans un désir de domination et de violence d’où la satisfaction sexuelle n’est jamais très éloignée. Alors, Français, encore un effort …

 Pratique :

Sade – Marquis de l’ombre, prince des Lumières – L’éventail des libertinages du XVIe au XXe siècle,
Musée des Lettres et Manuscrits
Jusqu’au 18 janvier 2015
222, boulevard Saint-Germain, 75007 Paris. Tél. : 01 42 86 70 80

Du mardi au dimanche de 10h à 19h
Nocturne le jeudi jusqu’à 21h30
Fermeture hebdomadaire le lundi
Le Musée est fermé les 1er janvier, 1er mai et 25 décembre.

Sade. Attaquer le soleil.
Musée d’Orsay
Jusqu’au 25 janvier 2015
Musée d’Orsay
62, rue de Lille, 75343 Paris Cedex 07

Ouverture de 9h30 à 18h
le mardi, le mercredi, le vendredi, le samedi et le dimanche
de 9h30 à 21h45 le jeudi
vente des billets jusqu’à 17h, 21h le jeudi
évacuation à partir de 17h15, 21h15 le jeudi
Fermeture tous les lundis
Annie Le Brun, Sade. Attaquer le soleil, Catalogue de l’exposition
D.A.F de Sade, Justine et autres romans, La Pléiade Gallimard

Illustrations : Gustave Moreau, L’Apparition © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Jean-Gilles Berizzi– Edouard Vuillard, Figure de douleur © Musée d’Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt – Franz von Stuck, Chasse sauvage © Musée d’Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

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