Yuri GUERMAN : Eloge des Profondeurs

Imaginez un amateur d’art passant rapidement devant une nature morte de Yuri Guerman. Son œil, frappé à l’improviste éprouve une impression forte et paradoxale. Qu’ai-je vu ? S’interroge-t-il. Il lui semble avoir reconnu quelque chose de familier et de jamais vu à la fois. Surpris, il revient sur ses pas et regarde plus longuement le tableau.

Le voilà plongé dans la plus grande perplexité. Pauvre amateur de l’an 2014 ! Sa mémoire déborde d’images, elles défilent à toute vitesse. Peintures, photos, films grouillent dans ses yeux et gênent sa vision. Perplexe il s’attarde …

L’observation du tableau, a décidément provoqué une émeute d’images. Les natures mortes flamandes se sont présentées à sa mémoire en premier,  puis cette référence prégnante s’est estompée peu à peu… lentement un autre tableau est apparu.

L’amateur s’étonne : ces objets si précis dans la lumière, si simples me sont étrangement familiers, pense t’il…  plus qu’au monde ancien, ils ressemblent aux choses du quotidien que la peinture a laissé dans l’ombre depuis si longtemps et que voilà rayonnants sur une toile.

L’œil s’attarde encore… une autre plaisir surgit et le surprend : l’œil circule autour de chaque objet, l’espace est fluide,  la troisième dimension apparaît. L’amateur entre dans l’espace du tableau. Il a quitté sans mal le monde extra plat de la photo si prégnant partout, il a aussi abandonné  le nouvel espace 3 D des logiciels. Le voilà dans un espace étrangement plus réel que le réel. La peinture l’a fait entrer dans les profondeurs du monde.

Toujours l’amour est neuf

Mais comment expliquer cette différence entre  la peinture flamande du 17ème siècle et la nature morte de Yuri Guerman ? Sans doute faut-il prendre en compte son œil de peintre du troisième millénaire  qui a assimilé un siècle et demi de photographies, un siècle de cinéma et qui persiste cependant à créer cette troisième dimension à la main. Même s’il ne se sert jamais de photos à l’atelier Yuri Guerman a dans sa mémoire  la documentation séculaire des images mécaniques. Son tableau est le fruit d’une nouvelle synthèse clairement  perceptible… et c’est d’ailleurs cela qu’a saisi au vol  l’amateur en passant devant le tableau de Guerman.   

A cela s’ajoute une différence dans le traitement de la lumière… L’homme d’aujourd’hui vit dans un univers quotidien très éclairé. En appuyant sur un bouton, en l’espace d’une seconde, l’ombre disparaît. Tout baigne dans une clarté immobile et uniforme. L’espace est fluide, continu sans obstacles.

C’est sans doute cette lumière là que l’on voit dans les œuvres de Guerman. C’est elle qui donne tant de précision à l’image. C’est encore elle qui rend vraisemblables les objets  contemporains que le peintre introduit parfois dans ses tableaux.

 Ainsi l’ordinateur posé sous un crâne semble être là de toute éternité, ainsi la montre que l’on aperçoit sous la manche.

Mais voici un autre tableau : des raisins seulement. Ici, les objets manufacturés qui donnent des repères historiques ont disparu. Le tableau a perdu la fonction ancienne de décorer la demeure familiale.  Ces raisins,  ne sont plus que présence mystérieuse.

Peindre des natures mortes a été pour Yuri Guerman une ascèse permettant à son oeuil de retrouver le monde réel et son indéniable beauté. Ce fut un chemin de liberté pour quitter la servitude idéologique. S’attacher au réel lui a aussi  permis de corriger  la déformation visuelle provoquée par l’envahissement des images mécaniques. Ainsi est né en lui le désir nouveau de faire  des « merveilles ». 

 

Un tableau de Yuri Geurman est un amer au milieu d’un océan d’images. C’est un point de repère pour l’œil averti. L’amateur peut y mesurer tout ce que l’œil a perdu mais aussi conquis tout au long de ces cent quatre-vingts  années d’images mécaniques.

 

Valeur d’usage ou valeur essentielle ?

Devant un de ses tableaux, un expert du marché international et un amateur s’attardent et ne semblent pas d’accord.

L’expert du marché: Je vous vois fort attiré. C’est très beau je vous l’accorde mais soyez raisonnable, c’est de l’art comme autrefois ! Aujourd’hui cette œuvre relève de l’artisanat,

Je vous l’accorde ! Guerman est un maître de la précision,  un connaisseur de la réfraction de la lumière à travers les glacis, un savant alchimiste. Il peint pour l’exploit, pour la gloire. Mais il ne peint rien de nouveau. Il ne remplit pas sa mission contemporaine : il ne choque pas, ne critique pas. Il ne détourne ni ne déconstruit, ne coupe ni ne colle, ne mixe ni ne transfère. 

L’amateur : Et selon vous il n’est donc pas un artiste ?

L’expert du marché: C’est un poéte.  Aucun grand marché contemporain ne peut s’y intéresser : son métier fabuleux l’empêche de produire plus de six tableaux par an. Ce n’est pas  rentable !  C’est un produit inconsommable,  c’est le fruit d’un acte gratuit 

La subtile modernité de Guerman

L’amateur : Vous dites qu’il n’est pas « contemporain » mais regardez ce tableau ! Ce vide au milieu d’un biscuit ! Vous avez là un « concept » très critique de la société. Il en dénonce le vide. Certes, pour ceux qui savent voir, ce tableau est un exploit : il montre la profondeur du ciel… mais vous n’êtes pas forcé de le voir. Vous avez ici cette « polysémie » si chère à  « l’Art contemporain ». Le « regardeur » voit ce qu’il veut, n’est-ce pas ? 

D’autres tableaux font davantage appel aux pratiques de la modernité : le goût  du détail et du fragment, des changements d’échelle, des collages visuels… Qui peut le plus peut le moins.

Yuri Guerman n’appartient pas à un autre siècle. Il fait un libre choix, celui de finir un tableau, de passer de l’esquisse à l’œuvre achevée. :

Il connaît, pour avoir pratiqué l’excellence, les terribles limites de la virtuosité. Il connaît la tentation de succomber à l’obsession de la perfection, à la fascination des tableaux qu’il a restaurés avec tant de science…  Il sait ce qu’est reproduire à l’identique. Il possède en mémoire tous les éléments nécessaires à la comparaison et perçoit sans mal l’innovation véritable…

Il n’ignore pas que sa création est en apparence à contre-courant. Il constate son inadaptation à un public asservi au divertissement et au mouvement permanent. Mais il sait aussi que ce qu’il perd en mouvement il le récupère en profondeur, qu’en renonçant à la pratique de l’inachevé, il gagne en rayonnement. Il fait apparaître l’aura.  Paradoxalement, en y parvenant, il répond aux désirs refoulés de l’oeuil, et de l’intelligence. Car l’oeuil est affamé d’éclat, de profondeur de plénitude. L’intelligence aime à reconnaître, avec toute la profondeur de la mémoire, ce que l’oeuil perçoit.

C’est un fait, les œuvres silencieuses de Yuri Guerman transgressent le tabou le plus solidement établi du siècle : la beauté.  Les anciens n’hésitaient pas à dire qu’il existait une « libido de l’œil » aussi forte que la libido sexuelle. Aujourd’hui les interdits sexuels ne sont plus et seuls les interdits visuels et intellectuels demeurent.   La beauté est devenue le péché contemporain le plus grave. C’est le jeu éternel des polarités.

La voie singulière de Guerman

Je vais vous inquiéter et vous rassurer à la fois… peut-être ne le savez-vous  pas ? Guerman n’est pas un artiste mais deux, œuvrant à la même œuvre. Le fait n’est pas unique dans l’histoire de l’art mais il a ici à une signification particulière. Pour observer le monde et rendre témoignage il faut être au moins deux. « Guerman » c’est deux explorateurs partis à la découverte de l’Atlantide, un continent disparu. Ils avancent sur des terres inconnues cependant signalées et décrites dans les vieux grimoires. Ils s’appuient l’un sur l’autre pour être sûrs de bien voir. Ce qu’ils vivent n’est pas l’aventure de héros romantiques exprimant tous les états de leur cœur, c’est  une aventure de la connaissance ouvrant des champs intérieurs imprévus. Ils ont la volonté de refaire la carte et le territoire de la réalité, avec des yeux d’aujourd’hui. Leur seule référence est le réel, mais perçu à l’œil et à la main. En ce faisant ils nous arrachent au monde extra plat des images nées d’un un simple clic. Ils nous restituent un trésor perdu

L’art n’est enchaîné à l’Histoire que de façon partielle. Le temps est complexe… Il y a toujours eu et il y aura toujours des artistes singuliers peignant  hors des grands courants. Les chemins et sentiers sont multiples en art, ils courent dans l’ombre ou dans la lumière. On croit qu’ils ont disparu ils sont toujours là… Mais les artistes qui les suivent, eux avancent dans le temps, même si vous ne vous en apercevez pas.   

Je vous ai inquiété, je vous rassure maintenant. Le grand marché dont vous êtes l’expert n’est pas en péril. Guerman ne menace ni l’art moderne ni l’art contemporain, il n’a aucune prétention théorique et aucune stratégie de marketing. Et pour cause ! Le savoir et la virtuosité sont naturellement très rares, impossibles à programmer. Ce ne sont pas des gisements pour  produits financiers. Créer demande du temps, l’art est le fruit d’un long héritage qu’il faut avoir assimilé. En conséquence les œuvres sont rares et uniques. Ni le temps passé ni la quantité ni la qualité des œuvres de Guerman ne correspondent aux nécessités de la fabrication financière. En ce qui le concerne nulle « factory ». Vous voilà rassuré. 

 Par contre il a le prix élevé qu’il mérite. Sa valeur est intrinsèque à l’œuvre, elle sera conservée dans le temps comme l’or. Elle est créée pour « rayonner » et être transmise à ceux que l’on aime. Elle concerne  quelques amateurs qui n’ont pas besoin de « communiquer » pour exister.   

 Yuri Guerman est russe. Il doit à la peinture d’être sorti vivant de la grisaille du réalisme socialiste. Grâce à elle il a réhabilité la beauté du moindre objet quotidien, la chair des choses les plus simples dont il a été privé longtemps. Considérant l’autre solution : la grisaille conceptuelle déjà en sa vieillesse tardive, il n’y a pas découvert la voie de la nouveauté. Il a cherché ailleurs.

Yuri Guerman vous semble seul ?  Il ne l’est pas. Un regard plus attentif vous permettrait de découvrir à travers le monde ses semblables, en Chine, en Russie, au Japon, en Italie, en Angleterre, en Allemagne et en Amérique du nord, en France. Il appartient à un haut courant, un courant stratosphérique.

Aude de Kerros

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