D’un pays sans amour

/« Mère, nous arrivons d’un pays sans amour,
D’un pays où Dieu est absent.

Déluge en tête et crépuscule dans le sang.

La terre obscure est une planète aveugle
Malheur à elle qui s’étend si noire
sous les pieds et sous les maisons !

Elle ouvrira ses yeux ses lèvres aux clameurs –
Malheur à moi depuis la Genèse jusqu’à ce jour !
Et le ciel est mauvais
si lourd de nuées si mauvais –
à la lèvre d’un arbre il n’offre point le lait
de sa poitrine nuageuse.
»

C’est ce poème d’Uri-Zvi Grinberg que découvre Pierre, un jeune homme orphelin et un peu perdu, dans un exemplaire de la revue Khaliastra illustrée par Marc Chagall au début des années 1920.

« Le poète exprimait en mots des angoisses qui m’étaient familières : le sentiment d’être pris dans un monde que l’on ne pouvait maîtriser, mon monde. »

Fasciné par cette poésie, Pierre se tourne vers Sulamita, une très vieille femme, recluse dans un palais romain, son « palais de mémoire » comme elle l’appelle, une immense bibliothèque où elle a archivé tout ce qui concernait Uri-Zvi Grinberg, Peretz Markish et Melekh Rawicz, les trois jeunes poètes animateurs de cette revue, tissant, en partant de ces trois étoiles, toute la constellation que formèrent les poètes juifs et leurs familles qui avaient pour capitale Varsovie, le cœur de ce Yiddishland où Pierre découvre qu’était également née sa grand-mère, Anna Janowska.
Qui sait encore que Varsovie était la capitale de la poésie et de l’art juif, que s’y affrontaient de jeunes poètes dans une langue qui unissait une immense population juive ?

« Je suis née dans un royaume juif, une ville où durant toute une vie vous pouviez ne parler que cette langue surgie un millénaire avant sur les rives du Rhin et qui était comme chez elle au bord de la Vistule. »

C’est ainsi que Sulamita fait à Pierre et aux lecteurs que nous sommes le récit calamiteux du siècle de fer qui connaîtra l’anéantissement de cette culture dès l’éclatement de l’empire austro-hongrois à la fin de la première guerre mondiale, les pogroms, l’exil puis le ghetto et les camps où, ironie du sort, beaucoup de juifs polonais partis en exil, seront ramenés pour finir leurs jours dans les camps d’extermination installés par les nazis sur leurs anciennes terres.

Ce livre est celui d’un peuple et d’une langue, ou plutôt deux langues qui s’affrontèrent : le yiddish, la langue populaire, et l’hébreu, celle des prophètes, celle des sionistes et des premiers colons palestiniens. C’est celui de plusieurs destins qui s’entrecroisent, ceux de Pierre, de Sulamita et des trois grands poètes Uri-Zvi, Melekh et Peretz.

Qui se souvient encore d’eux, à part Sumalita, presque centenaire, recluse en son palais ?
À part Pierre qui hérite de cette mémoire et saura peut-être la transmettre, y trouvant les réponses à ses questions et une famille, même si la plupart de ses membres sont morts et éparpillés aux quatre coins de la planète ?
Une famille est-elle autre chose qu’un cimetière de souvenirs ?

Gilles Rozier, D’un pays sans amour, 439 pages, Grasset.

1 Comment

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.