Yes, Symphonic Live

/En 1967, les Beatles ouvrent une brèche. Leur album Sergent Peppers Lonely Hearts Club Band, où plane dès l’ouverture la présence d’un orchestre classique, porte les marques d’une scène pop-rock en pleine mutation. Les structures se complexifient, les mélodies s’étoffent, les inspirations se diversifient, les horizons s’élargissent.

L’espace ouvert par le Fab Four profite à d’autres. Pink Floyd, les Mother of Invention de Frank Zappa, Genesis, King Crimson et bien sûr Yes, s’y infiltrent, prolongeant le geste de la bande à Lennon, tout en le transformant et le radicalisant.

À la fois perduration et rupture, le « rock progressif » procède d’une logique paradoxale. D’un côté, des musiciens comme Zappa ou Peter Gabriel ont été élevés au blues, et au rock de Chuck Berry. De l’autre, ils sont intrigués, voire parfois fins connaisseurs de compositions savantes. En résulte des albums expérimentaux, libres, difficiles, comme autant de passerelles jetées entre plusieurs mondes réputés hermétiques.

Yes mène cette vague progressive de front. Formé vers 1969 autour du chanteur Jon Anderson, du bassiste Chris Squire, du guitariste Steve Howe et du batteur Bill Bruford, le groupe développe dès son premier album paru la même année (Yes, 1969) un univers ambigu, original, insaisissable, truffé de références mythologiques, empreint d’un certain mysticisme, parfois moraliste et pédant, mais en tout cas offrant au public, autre chose.

Les années suivantes, Yes bouillonne. Motive par le succès de leur second opus The Yes album en 1971, le groupe grave quatre albums, quatre étapes essentielles, miroirs fixant à jamais la quintessence du rock progressif. Fragile, Close to the edge (malgré le départ de Bill Bruford chez King Crimson, remplacé par Alan White), Tales From Topographic Oceans et Relayer forment en effet un bloc, un monument indépassable de folie et de maîtrise.
Écoutez « Gates of Delirium » sur Relayer, relecture de Guerre et Paix de Tolstoï, ses incessantes césures, l’impossibilité pour l’auditeur de prédire la direction du morceau. Ecoutez « Close to the edge », sorte de long périple schizophrène de vingt-cinq minutes ou encore « Roundabout » (Fragile), cette introduction superbe à la guitare acoustique avant le déluge de claviers. Écoutez, le rock progressif, dans toute sa superbe, son ambition et sa démesure, est là.

Après cette période faste, les affaires se compliquent. Yes se disloque, ne trouve plus vraiment d’inspiration. Les deux derniers albums des seventies, Tornato (1977) et Drama (Trevor Horn chante à la place de Jon Anderson), malgré quelques fulgurances, semblent bien fades. Et la production des années 80-90, surtout remarquée à cause de leur unique tube « Owner of a lonely heart » (1983), offre un terne reflet du groupe.

Alors à quoi bon ce concert symphonique ?
Captation de la tournée de l’album Magnification sorti en 2001, la prestation permet de valider certaines des réflexions avancées plus haut. Tout d’abord, l’incroyable intemporalité de leurs compositions. Des morceaux comme « Close to the edge », « And You and I », « Roundabout » ou « Starship Trooper » n’ont littéralement pas pris une ride. Trente ans après leur naissance, ces pièces sont d’actualité, toujours pertinentes. Elles cognent d’autant plus que l’empreinte sonore du groupe n’a pas tellement souffert des affres du temps.
La guitare et le jeu de Steve Howe, sa manière de tricoter les notes, sa stridence, sa texture mi-brouillonne mi- limpide, la clarté des passages acoustiques ; Chis Squire et sa virtuosité contenue, ses lignes de basse lourdes et mélodiques ; la vigueur de la batterie d’Alan White, la puissance de sa frappe, la netteté des cymbales, la pureté de la caisse claire ; et Jon Anderson, l’efficace de ses solos de claviers, sa voix, timbre étonnant, tessiture tirant vers les aigus, maîtrise du vibrato, capable d’étirer les notes à volonté… Yes, même en 2001, même après les albums ratés, reste un immense groupe.

Du coup, la présence d’un orchestre symphonique est-elle justifiée ? Beaucoup d’autres groupes ont tenté avant eux le rapprochement. On se souvient peut-être de Keith Richards, guitariste flibustier des Rolling Stones conduisant dans les années 60 l’Aranbee Pop Orchestra.
On retient mieux le morceau-fleuve inaugural de l’album Atom Heart Mother de Pink Floyd ou Pierre Boulez enseignant l’art de la direction d’orchestre à Frank Zappa. Ou plus récemment les live de Deep Purple et de Metallica tous deux accompagnés d’ensembles philarmoniques. Et bien sûr, des tentatives plus ou moins fructueuses de Paul MacCartney, de son oratorio Ecce Cor Meum jusqu’à Ocean’s Kingdom, entièrement  écrit pour le ballet de New York.

Soit parce que convoqué par des groupes ignorants des codes de la musique orchestrale, soit parce que seulement destiné à gonfler l’ego de rockeurs en quête de légitimité, le mariage rock/orchestre classique s’avère en définitive délicat à manier. Dans cet exercice de funambule, Yes s’en tire plutôt bien. L’orchestre de Larry Groupé ne déborde jamais, il souligne, répond, relance les parties jouées par le quatuor. Il s’exprime librement (« Ouverture » et « Introduction orchestrale ») mais sait se taire, laisser la place au groupe, sans l’étrangler. Particulièrement présent sur « And You and I », « Starship Trooper », et « Close to the Edge », il en sublime la dramaturgie, et en décuple la puissance.

Au final, Yes aura attendu plus de trente ans pour jouer live avec un orchestre. Et cet enregistrement long de dix pistes, immortalise la rencontre. Preuve que même des groupes de leur trempe n’ont pas encore tout dit. Que les surprises peuvent arriver. Et que le rock, progresse, encore et toujours.

Yes, Symphonic Live. Eagle Records. Sortie nationale le 29 mai 2012.

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