Sur « l’affaire Millet »

/La plupart des journalistes (puisqu’il faut relever que ce sont désormais eux les nouveaux procureurs de la « république des lettres » en France, eux qui se chargent de faire régner l’ordre ou plus exactement la terreur dans le monde des idées, d’annoncer ce qui peut se dire et ne pas se dire, s’écrire et ne pas s’écrire, le reste n’étant que littérature, à savoir rien qu’ils puissent comprendre) la plupart d’entre eux donc présentent Richard Millet comme un auteur inconnu ou obscur mais grand éditeur, d’une part parce qu’il a publié deux ouvrages qui ont reçu le prix Goncourt et qu’il faut absolument s’incliner devant le sacro-saint prix Goncourt et d’autre part parce qu’ils n’ont pas lu les livres de Richard Millet, soit qu’ils en soient incapables, soit qu’ils préfèrent parler de ce qu’ils ne connaissent pas, jugeant ainsi plus facilement d’après le simple paradigme de l’idéologie.

Il faut pourtant savoir que Richard Millet intéresse ceux qui goûtent vraiment la littérature et non la marchandisation de la « culture » davantage par ses ouvrages que par son travail d’éditeur car Richard Millet est sans conteste l’un des plus grands écrivains contemporains. Même ayant outré les bonnes consciences, qui croient que la littérature ne doit être que du bon sentiment à la sauce humanitariste, du Victor Hugo sans la violence ni la rage, bref quelque chose de l’ordre d’une comédie musicale comme Notre-Dame de Paris, un bon divertissement pour la famille, La confession négative demeure un des plus grands livres publiés depuis le début du siècle et ce ne sont ni les ouvrages d’Annie Ernaux, ni ceux de Tahar Ben Jelloun, ni ceux des quelques 119 auteurs (la désormais fameuse liste des « 119 écrivains », décidément on n’arrête plus l’Indignation) qui ont signé l’appel à l’anti-fascisme dans le Monde, ni la pléthore de livres publiés chaque « rentrée littéraire », nonobstant le talent des uns et des autres, qui parviendront à faire de l’ombre au génie littéraire de Richard Millet. Et c’est bien ce qui les ennuie.
Car en vérité, comme l’histoire ne peut pas s’encombrer de trop de noms ni d’ouvrages, devant retenir les noms de quelques-uns au tournant du XXIe siècle, elle retiendra certainement celui de Richard Millet, bien moins probablement ceux de Christine Planté, Dominique Quélen, Lola Lafon, Jean-Baptiste Del Amo, Agnès Desarthe…, « écrivains », il est utile de le préciser en fin de liste afin que chacun sache bien de qui il s’agit car en France, on respecte ceux qui s’estampillent écrivains, surtout lorsqu’ils unissent leur force comme des résistants de l’avant-garde pour chasser le Grand Ennemi de son emploi dans la plus prestigieuse maison d’édition. Sur ce point Richard Millet a sans aucun doute raison, c’est contre la littérature qu’Annie Ernaux, Tahar Ben Jelloun et consorts (soutenus par BHL et Jean-Marc Ayrault, faut-il le préciser ?) unissent leurs coups, non contre un illusoire fascisme, minable miroir aux alouettes qui n’aveugle qu’eux.

Seul, Richard Millet l’est d’une certaine manière et cette anaphore avec laquelle il joue dans une partie de De l’antiracisme comme terreur littéraire évoque la nécessité et peut-être le goût de l’écrivain pour la solitude, l’absolue et difficile solitude de l’homme qui refuse la pensée grégaire. L’écrivain est aussi seul que le terroriste au moment de se présenter face au monde. Mais tandis que l’un construit, l’autre détruit et si le premier écrit, c’est parce que l’homme est ainsi fait qu’il doive mettre des mots sur les actes pour leur donner vie et sens. L’enfant (l’infans étant étymologiquement celui qui ne sait pas parler) ne connaît pas ses actes parce qu’il est incapable de se les représenter mentalement.
Voulons-nous absolument que les actes de Brevik soient enfouis dans le refoulé occidental, préférons-nous ne pas en parler, ne pas les voir pour ce qu’ils sont, comme des enfants qui, craignant l’ogre ou le loup, évitent de prononcer son nom en pensant qu’ainsi il sortira de leur esprit ?
Et en effet, l’ogre et le loup finiront pas être oubliés. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils n’existeront plus. Breivik est une réalité, pourquoi la taire ? Anders Breivik n’est peut-être pas absolument seul, comme Richard Millet ne l’est sans doute pas, comme Mohammed Merah ne l’était pas. Peu importe, diront certains.
Aussi, dans cette affaire, peu importe le fond, le tout étant d’animer le grand spectacle de la rentrée littéraire.

Alors peu importe en ce cas que Richard Millet pense qu’ « il n’y a pas plus de racisme en France qu’il n’y a de fruits d’or aux branches des arbres » ou que « la France est le seul pays d’Europe dans lequel la terreur communiste ait réussi, en l’occurrence sous la forme de l’antiracisme » (ce qui est tout de même assez proche de ce qu’écrivait Breivik dans 2083 A European Declaration of Independance : « Political correctness is in fact cultural Marxism (Cultural Communism) […] The totalitarian nature of Political Correctness can be seen on campuses where « PC » has taken over the college : freedom of speech, of the press, and even of thought are eliminated […] Cultural Marxism defines all minorities, what they see as the victims; Muslims, Feminist women, homosexuals and some additional minority groups as virtuous and they view ethnic Christian European men as evil.[1] »

Que Richard Millet ou Anders Breivik s’insurgent contre le politiquement correct dont Millet fait de l’antiracisme le parangon, voilà qui mériterait sans doute que l’on s’y intéresse. Du moins si l’on préfère y songer avec Millet que se le faire proclamer au son des armes par Breivik. Il est triste de constater que l’on n’écoute pas davantage le bruit des armes à feu que celui des mots et que, dans un cas comme dans l’autre, le premier réflexe et pour ainsi dire le seul soit de se boucher les oreilles et de crier plus fort pour ne rien entendre.
Richard Millet a eu raison de parler de cela et de mettre les pieds dans le plat, d’outrer les Tartufes contemporains, d’éveiller les consciences. Nous ne sommes pas dans le domaine de la science et un constat vrai peut déboucher sur une mauvaise interprétation ou une déduction malheureuse. Anders Breivik est un terroriste, ne doit-on pas, en vertu de cela, écouter ce qu’il a à dire ? Ce serait une erreur. Il est le malheureux produit du multiculturalisme et de la perte d’identité qui étreint un nombre croissant d’Européens comme Theodore Kaczynski a été le malheureux produit d’un monde technologique qu’il a voulu saboter. L’un comme l’autre ont franchi un seuil qu’il ne fallait pas et qui, de manière pragmatique, dessert leur cause. Il n’y a pas moins dans le constat du monde qu’ils condamnent des propos justes. Le vrai problème est qu’ils ne voient plus que cela.
Comme le démontre magistralement Chesterton au début d’Orthodoxie, le fou est celui qui, persuadé d’un argument et de sa nécessité n’a plus que cela en tête. Sa vision du monde est tout à fait raisonnée, seulement elle est étriquée, elle manque d’oxygène, elle manque d’espace. « Le fou n’est pas un homme qui a perdu la raison. Le fou est un homme qui a tout perdu sauf sa raison, écrit-il. » En ce sens, Breivik est fou. Il est fou parce que sa logique est implacable, que sa démonstration ne pouvait le mener que là où il est arrivé et que, renfermé sur lui-même, il n’aura pas eu ce souffle d’oxygène qui aurait pu faire dévier son esprit sur un autre sujet. Il a succombé à « l’asphyxie d’un seul argument. »

Richard Millet a donc raison de reprocher à ses accusateurs de ne retenir qu’un seul argument contre lui car, homme d’un seul argument, d’une seule manie, d’une seule démonstration implacable, il serait fou et potentiellement dangereux. Homme contradictoire, complexe et non dépourvu de faiblesse, il reste humain. C’est pourquoi il faut lire ses trois livres ensemble.
C’est aussi ainsi qu’il faut comprendre ses revirements face à la presse, lui qui conspue sans cesse les médias et vient pourtant habiter leurs plateaux pour prononcer des excuses à demi mots ; lui qui n’a de cesse de louer Maurice Blanchot comme la figure parfaite de l’écrivain dont le corps social est absent mais qui ne cesse plus, depuis quelques jours, de se répandre dans la presse. Cela parce qu’il n’est pas fou et que son œuvre est bien plus riche, bien plus humaine et saine que celle de Breivik, lequel, dans ses raisonnements implacables, démontre la folie obsessionnelle dans laquelle il s’est enfermé. « Partout, nous constatons que ce n’est pas en rêvant que les hommes deviennent fous, écrit encore Chesterton. Les critiques sont beaucoup plus fous que les poètes. »
On peut penser qu’Anders Breivik ne rêvait plus très souvent, prisonnier de son système de pensée trop rationnel. Je ne sache pas que Richard Millet soit dépourvu de rêves et d’imagination, qu’il soit désespéré comme Breivik. En ce sens, il a raison de dire que (comme fou, selon moi) Breivik est un exemple littéraire, c’est-à-dire un personnage qui porte à la réflexion, comme ces personnages de Kafka qui, obsédés par une idée fixe, sombrent dans la démence. Il serait fou de refuser de le voir, c’est-à-dire d’opposer au système idéologique partial de Breivik celui de l’idéologie du Bien dans le refus de toute remise en question d’un monde dont il a prouvé l’échec. Ce serait risquer un nouvel Utoya.

Richard Millet, De l’antiracisme comme terreur littéraire, Intérieur avec trois femmes, Langue fantôme, éditions Pierre-Guillaume de Roux.


[1] « Le politiquement correct n’est rien d’autre que la culture forgée par le marxisme (la culture communiste) […] La nature totalitaire du Politiquement Correct peut être perçue dans les campus où le Politiquement Correct régit les universités : la liberté de parole, de la presse et même de pensée y ont été éradiquées […] La Culture Marxiste définit toutes les minorités par le fait qu’elles se perçoivent comme victimes ; Les Musulmans, les Féministes, les Homosexuels ainsi que les autres groupes minoritaires incarnent la vertu tandis que les hommes blancs européens et chrétiens représentent le mal. » Traduction personnelle.

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