Globe-lecteur

On peut voyager sans sortir de chez soi, ni même quitter son fauteuil. Jules Verne m’a ainsi fait traverser le monde civilisé – ou en passe de le devenir -, sauter d’un continent l’autre, caresser stratus et cumulus, jusqu’à siroter un bol d’atmosphère, alors qu’il restait lui-même proprement collé à sa chaise, quasi-incorporé à sa table de travail.

L’Afrique en ballon, un crochet De la Terre à la lune, quelques montagnes russes à la suite de Michel Strogoff, pour entrées façon tapas ; le centre de la terre en plat de résistance ; L’ile mystérieuse, assurément flottante, côté sucreries, avec, pour trou normand, Vingt mille lieux sous les mers, au risque de submerger toute ambition gloutonne vers laquelle le gourmand, souvent, dérive incontinent.

Vous me trouverez donc plus facilement un livre à la main que dans une file d’attente d’aéroport, prélude au départ pour Cythère, si terre il y a. Permettez-moi alors de vous inviter à ma dernière balade autour du globe, roll up, roll up, laquelle ne nécessite ni carnet de vaccinations à jour ni changement de devises, surtout si vous avez déjà fait vôtre celle-ci : « Si hortum in bibliotheca habes, deerit nihil », (Cicéron, en version originale non sous-titrée).

Shôhei Ôoka. Retenez ce nom, dévorez ses livres. D’ailleurs tout s’y mange, jusqu’à la chair humaine, ultime ressource du soldat japonais, terrassé par les Marines américains, dans ces îlots des Philippines, aux premiers jours de 1945. Dieu que nous sommes loin du valeureux kamikaze, du samouraï monté sur burnes, Tora Tora Tora tournant ici kaï kaï kaï, même si le courage y apparaît sous sa forme humaine, la plus humble, la plus respectable, pourtant si fragile. L’évocation des ravages de la guerre est somptueuse, grandiose et terrible à la fois, jusque dans ses plus horribles détails. C’est cela un chef d’œuvre, un texte brutal qui va au-delà, tournoie furieusement, confine à la folie afin de mieux en montrer les dangers cachés. Après avoir achevé sa dernière page, longtemps encore, Les Feux se consumeront dans votre cœur.

C’est en voisins que nous nous dirigeons maintenant vers la Malaisie pour dompter Les Tigres de Mopracem, ces vaillants pirates dont la cruauté n’égale étrangement que la grandeur d’âme. En donnant naissance à Sandokan, Emilio Salgari s’est hissé au niveau de Fenimore Cooper et d’Alexandre Dumas, même si ce dernier demeure toujours au-dessus du lot, tête et épaules. D’aucuns critiqueront cette littérature à bon compte, pleine de sentiments rétrogrades et dégoulinant d’héroïsme trop facile. Ont-ils oublié les belles journées de lecture de leur enfance ? Et puis, les aventures de ce Robin des bois plus à voile qu’à moteur ont tout pour séduire, pour glorifier les amours a priori impossibles (la Marianne de service, estampillée Perle de Labuan) ou la résistance aux infâmes colons occidentaux. A ce propos, notons que les Anglais ici visés sont moins perturbés que nous par le souvenir de leur gloire passée, une question d’éducation sans doute.

Sous la plume savante de Vladimir Bartol, Alamut nous guide ensuite aux confins de l’Iran, dans les hautes montagnes non loin d’Ispahan, où règne, dans une citadelle imprenable, Hassan Ibn Sabbâh, chef des Ismaëliens. Si celui-ci a eu comme compagnon de jeunesse, le merveilleux Omar Khayyàm, poète du vin (en perce, plus précisément) et des sens, il se consacre désormais à sa croisade personnelle si le terme ne soulève pas la tempête du désert. Ce vieux sur la montagne possède une idée de l’amour filial bien à lui comme une façon originale de vous envoyer au septième ciel. Brigand en herbes ou demi-dieu, inventeur des assassins de sinistre mémoire, il possède dans sa forteresse un harem homologué Agence Elite, même s’il est toujours délicat d’évoquer ces lieux d’épanouissement en nos temps de parité et de diversité. Craindre de heurter, un jour, la sensibilité des sectes du désert.

Avec Le pont sur la Drina, Ivo Andric nous conte l’histoire de pierres majestueuses qui relièrent opportunément deux rives, du côté de Visegrad, à défaut d’avoir réussi à rapprocher des hommes égarés entre Orient et Occident. Cette main tendue de la Serbie à la Bosnie, à moins que ce ne soit l’inverse, ce passage unique, abolissant les différences, gommant les religions, ne sera guère plus qu’une simple attraction, qu’un lieu où se réunir sans jamais parvenir à se rassembler vraiment. Que peut un pont face à des siècles de haine, d’affrontements meurtriers, de jalousies souillées d’hérédité ? Ce symbole s’écroulera bientôt, épuisé par tant de bêtise humaine. Trente ans après sa publication, Serbes et Bosniaques discuteront géopolitique, kalachnikov en pognes et charniers en médaillons, aucun pont ne pouvant endiguer pareille dérive. Il est permis de le déplorer, la littérature ayant pour fonction essentielle, outre celle du divertissement, d’ouvrir nos esprits à des horizons moins confinés.

Hélas, nous ne pouvons passer notre vie à lire et, après avoir été dévoré par votre prochain, traqué comme une bête furieuse, dignement empalé, drogué puis abusé par votre guide spirituel, un reste de sagesse populaire vous confortera inéluctablement dans l’idée qu’il faut aussi cultiver notre jardin.

                                                                                                                                                                                                                                     François Jonquères

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