D’acide et de seigle

/Claro aime remettre au jour certaines histoires troubles du passé pour, sinon en extraire le sens, du moins en tirer des hypothèses, tentant d’éclairer l’histoire à la bougie, c’est-à-dire dans un jeu d’ombres et de lumières continu.

Loin du roman historique, il façonne quelques personnages qu’il plonge dans un passé trouble comme dans un bain d’acide en attendant de voir ce que cela donne – et qui est souvent un désenchantement. Car, dans Tous les diamants du ciel comme dans CosmoZ il y a deux ans, Claro s’attelle à cogner sur certaines casseroles oubliées ou cachées sous des monceaux de dossiers que certains eussent préféré jeter aux oubliettes, car sous chacun de ces dossiers gisent bien souvent des vies sacrifiées pour une cause, une utopie, un fantasme, et il cogne dessus avec la volonté d’en extraire le bruit profond, qu’il se charge de traduire et dont il se fait fort d’amplifier le son par le verbe.

Quand, en 1951, le village de Pont-Saint-Esprit, dans le Gard est victime d’une intoxication par ce qui a été appelé le « pain maudit », Antoine est le jeune mitron du boulanger. Le résultat de cette intoxication est extraordinaire : scènes de folies et d’hallucinations collectives, de démence qui rappellent étrangement le « mal des Ardents », celui que l’on a aussi appelé le « feu sacré » ou le « feu de Saint-Antoine », l’ergotisme, dû à une moisissure provoquant un ergot sur l’épi de seigle et qui en transforme les propriétés chimiques. Mais ce mal rappelle aussi celui que provoque un psychotrope hallucinogène très puissant, découvert une dizaine d’années plus tôt par des chimistes suisses travaillant pour les laboratoires Sandoz à partir de l’ergot de seigle : le LSD.

La même année, à New York, Lucy, toxicomane en manque et prête à vendre ce qui lui reste de féminité pour se payer sa dope, est recrutée par un étrange personnage qui, en échange de doses régulières de LSD qui remplaceront pour elle l’héroïne, a pour rôle de rabattre du gibier dans les locaux secrets de l’organisation pour laquelle travaille ce personnage, Wen Kroy : la CIA.

Loin des théories du complot qui fleurissent un peu partout, Claro, écrivain et traducteur des plus grands romanciers américains contemporains est toujours extrêmement documenté et ne joue pas avec l’ésotérisme et l’histoire pour accoucher de quelque Da Vinci Code indigeste. Comme dans CosmoZ il abordait l’épineuse et assez secrète question de l’eugénisme de la première moitié du XXe siècle, promu et mis en œuvre dans certains États américains sous couvert d’hygiénisme, d’utilitarisme et qui échoua dans le nazisme, sans pour autant s’éteindre partout, il s’intéresse dans Tous les diamants du monde aux expériences menées par la CIA sur les humains, toujours les plus faibles, les plus perdus, les plus abîmés, en fin de compte ceux que les nazis appelaient des sous-hommes et que l’administration américaine continue de considérer régulièrement comme tels, faisant peu de cas des pauvres, des drogués, des malades, des immigrés, etc.

Le projet MKUltra a été dévoilé en 1975. Il s’agissait d’un projet secret mené par la CIA pour tester des substances psychotropes sur des êtres humains la plupart du temps non consentants dans le but de manipuler mentalement les personnes. Une partie de ce projet a fini par échouer, les effets du LSD étant trop imprévisibles. Cela n’a pas empêché certains scientifiques américains (ce n’est pas sans raison que les Américains ont récupéré un certain nombre de scientifiques et médecins nazis qui avaient eux-mêmes mené un certain nombre d’expériences inhumaines sur ceux qu’ils considéraient comme des sous-hommes) de s’adonner pendant une vingtaine d’années à toutes sortes d’expériences sensorielles, psychologiques et autres sur des hommes que des junkies rabattaient pour eux : des clochards, des marginaux, des handicapés mentaux et même des enfants. Mais du reste, si le nazisme a encore un certain nombre d’émules aux États-Unis d’Amérique, comme le rappelait Claro dans l’entretien qu’il nous avait donné en 2010, ce n’est pas que dans quelques villes reculées d’États sudistes racistes.

Á Guantanamo, notamment, un certain nombre d’expériences ont été menées sur les prisonniers soumis au froid, à des simulations de noyade et d’étouffement, à des musiques violentes heurtant leur sensibilité ou leur religion, des heures et des jours durant, à un volume extrême et sans interruption ; ces expériences ont également été menées en Irak où les GI’s bombardaient les rues de hard rock à plein volume, la pire des tortures étant de placer une personne dans un isolement sonore total selon Juliette Volcler auteur de Le son comme arme, les usages policiers et militaires du son aux éditions de La Découverte.
Une partie du projet MKUltra mettait également en œuvre une méthode de « déstructuration », « mêlant coma artificiel, électrochocs, et port d’un casque (ou haut-parleurs placés sous l’oreiller du patient) pendant vingt-et-un jours avec une cassette répétant en boucle des phrases comme « ma mère me déteste » ou des enregistrements de séances avec le psychiatre.[1] » Nous ne sommes pas loin du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, paru en 1932 ou de certains passages d’Orange mécanique de Kubrick. Mais cette fois-ci, nous sommes dans la réalité.

Nous pourrions parler aussi de la prison hyper sophistiquée du Colorado qui porte le joli nom d’ADX Florence. Une prison où les détenus sont enfermés 23 heures par jour dans une minuscule cellule dont la seule fenêtre est placée très haut et donne vue sur le ciel uniquement, afin de désorienter géographiquement et temporellement les prisonniers. Celle-ci accueille des détenus célèbres tels que Theodore Kaczynski surnommé « unabomber » ou Zacarias Moussaoui, condamné pour conspiration dans les attentats du 11 septembre.
Mais comme le dit Karl Rove, l’éminence grise de George W. Bush, en 2010 à la BBC : « Je suis fier que nous ayons fait du monde un endroit plus sûr qu’il n’était, par l’utilisation de ces techniques. »

La sûreté de l’Etat américain justifie évidemment toujours tout.

« La révolution est le pain quotidien de la société d’abondance et de consommation » J. Ellul

Dans le roman de Claro, nous retrouvons Lucy, jouet du cynique agent de la CIA Wen Kroy, toujours en mission non officielle, à San Francisco en 1967. « C’était San Francisco 67, et l’ami LSD était de nouveau aux premières loges, plus pimpant que jamais, sacrément démocratisé, plus bavard que jamais, affluant massivement dans la rue, déposé sur toute langue telle une hostie farceuse. Ce qui n’avait été dans les années 50 qu’une drogue destinée à contrarier le péril rouge, et dont Lucy avait été la pourvoyeuse assermentée, se révélait désormais un joyeux bonbon libertaire, une virulente friandise. La scientifique défonce du docteur Hoffman était livrée en pâture à la jeunesse américaine dans une débauche magnanime digne du plus déglingué des sergents Pepper. Bien sûr Lucy n’était pas dupe, mieux placée que quiconque pour se douter que la CIA se réjouissait déjà, elle qui voyait dans l’inondation des psychés le moyen prophylactique idéal pour calmer ces chevelus qui traitaient les flics de pigs et considéraient la famille comme la pire des cellules nerveuses. »

Claro montre avec talent la manière dont les foules ont été abreuvées de drogues à des fins de manipulation, tout en leur laissant croire que ces drogues étaient pour elles la liberté suprême, comme on fait croire à un esclave qu’il est libre parce qu’il prend soudain des aises qui lui ont été octroyées en secret par ses maîtres.

« L’acide 67, produit par kilos, avait l’avantage de vous révéler à vous-même, c’est-à-dire à pas grand-chose sinon au vertige du contexte qui vous avalait et vous déglutissait à tout moment. Oh, ils étaient tous frères et sœurs, certes, ils s’emboîtaient et se déboîtaient sans compter, dansaient des ghost dances qui ne réveillaient aucun mort, et bien sûr, tout ça était réjouissant, tout ça était exaltant, les talents ne manquaient pas, les ressources abondaient, et tôt ou tard ils allaient s’éclater au-delà de l’arc-en-ciel, puis plus rien, c’était une question de patience, ils rentreraient dans la matrice, réclameraient un bercail, enfin manufacturés, et quand le soir tomberait ils n’auraient plus qu’à pisser sagement contre les haies qu’il leur faudrait bien tailler au printemps, bon gré mal gré, pour ne pas froisser les voisins. »

On comprend ainsi comment, peu à peu, après la seconde guerre mondiale, au début de ce qu’on a appelé les trente glorieuses, l’Amérique a imposé sa domination culturelle et étatique en Occident, en laissant se répandre les drogues, la contestation rock et hippie, comprenant rapidement qu’elle tiendrait mieux les populations en leur donnant l’illusion qu’elles peuvent contester la société et s’en échapper par la drogue qu’en les faisant marcher au pas comme l’avait fait le nazisme. Un libertarisme bien régulé vaut toujours mieux qu’une dictature forcée et mal déguisée.

« Début novembre 68, Nixon vient d’être élu et Lucy fume un dernier joint à l’angle de Clayton et Haight. Le soleil s’impatiente à flanc de vitrines, les rendant illisibles. Des sons de flûte fuguent de temps à autre d’une fenêtre brisée. Un bus immense passe devant elle, et derrière ses vitres s’agglutinent, mi-sangsues mi-cyclopes, des dizaines de visages oblitérés par des appareils photo, passagers en mal d’exotiques oiseau, embarqués dans un magical tour, la contestation devenue attraction, et Haight-Ashbury un parce à hippies. »

Et c’est ainsi que, une fois de plus, le mouvement révolutionnaire, parfaitement organisé par l’Etat devient un mouvement spectaculaire, que la « culture hippie » entre dans l’histoire, c’est-à-dire au musée, dépouillée de ce qui était censé la pousser : la contestation. Et que, idée chère à Claro, les foules sont une fois de plus parquées comme des bêtes, la différence essentielle entre un camp de concentration et un parc d’attraction étant que le deuxième est perçu comme une distraction où l’on s’enferme librement.

« Qu’on le veuille ou non, depuis 1789, il y a une sorte de constante des révolutions : chaque fois que s’achève une révolution, l’Etat en sort grandi, mieux organisé, plus efficace et embrasse plus de domaines d’intervention et cela s’est régulièrement produit alors que la révolution avait été déclenchée contre l’Etat même, et en vue de le réduire.[2] »

C’est ainsi, les Etats modernes ont toujours un coup d’avance sur les révolutions parce qu’ils sont cyniques et sans scrupules, tout l’inverse de l’idéaliste et du rêveur. De là à conclure que la CIA a distribué elle-même les drogues qui nourriraient les mouvements contestataires, lesquels autoriseraient l’Etat à être plus fort, au nom de la sécurité ? Elle a certainement agi plus finement que cela, bien qu’il soit avéré que, dans le projet MKUltra, des épandages de LSD soit largués sur des populations entières. Un journaliste américain soutient que c’est ce qui s’est passé à Pont-Saint-Esprit…

Quoi qu’il en soit, le roman de Claro ne s’arrête pas là car l’Histoire non plus et la suite est tout aussi passionnante.

Claro, Tous les diamants du ciel, Actes Sud, 248 pages.


[1] John Marks, The Search for the Manchurian Candidate (Times Books, 1979)

[2] Jacques Ellul, Autopsie de la révolution, éditions de la Table ronde

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