Richard Millet, le Thomas Bernhard français ?

/« Seriez-vous le Thomas Bernhard français ? » demande à l’écrivain Pascal Bugeaud, invité de l’ambassadeur d’Autriche en Suède et narrateur de La fiancée libanaise, la femme du diplomate.
Question que l’on peut retourner à Richard Millet, l’auteur de ce très beau livre et qui cite volontiers l’écrivain autrichien comme un de ses prédécesseurs dans la langue, comme un des phares, dirait Baudelaire.

À l’image de Thomas Bernhard, l’un des plus grands écrivains autrichiens du XXe siècle, Richard Millet n’en finit pas de scandaliser ses contemporains, prenant constamment, comme le faisait Bernhard, le contre-pied des doxas contemporaines et entremêlant dans son œuvre l’autobiographie et l’imaginaire, démontrant une fois encore que le rôle premier de la littérature est sans doute de pousser l’expérience intérieure à son paroxysme, d’aller au bout de ses intuitions et de ses désirs, accomplis ou non, sans souci de la morale, bref de dérouler l’imaginaire en tant que face cachée mais bien réelle de la vie.

La complexité de Richard Millet, savamment entretenue par ses rares apparitions médiatiques, fait qu’il réussit l’improbable pari d’être à la fois éditeur dans la maison Gallimard, notamment de deux récents prix Goncourt, ceux remis à Jonathan Littell en 2006 pour Les Bienveillantes et à Alexis Jenni pour L’Art français de la guerre cette année, alors qu’il vient lui-même de se voir décerner son deuxième prix, celui des Impertinents pour son essai Fatigue du sens, dix-sept ans après le prix de l’essai de l’Académie française reçu pour le Sentiment de la langue, ayant pourtant publié plus d’une vingtaine d’ouvrages entre-temps, pour la plupart aux éditions Gallimard, parvenant ainsi à faire primer « ses » auteurs tout en réunissant contre lui la grande majorité du monde littéraire et de tous ceux qui, de près ou de loin ont eu affaire à sa personne ou à son œuvre.

Misanthropes, disent certains pour qualifier Bernhard ou Millet ce qui est un terme usurpé, permettant généralement d’accuser une personne d’ennemi du genre humain afin de rassembler contre elle une haine mimétique, comme l’a parfaitement démontré René Girard. Méfions-nous, nous apprend ce dernier des haines de masse, de ces haines qui unissent une population contre ce qu’il nomme un bouc émissaire et qui n’est autre que l’illusion selon laquelle, en sacrifiant l’ennemi, la société se portera mieux.

C’est en ce sens qu’il faut comprendre la parole de l’évangile « Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée », Richard Millet ayant parfaitement compris que le consensus n’est que l’illusion de la paix, une paix factice reposant sur un mensonge largement partagé, l’œuvre du démon, tandis que la vérité vient toujours bouleverser nos antiques certitudes.
Millet n’est pas le Christ, Bernhard non plus, seulement l’écrivain apparaît régulièrement dans notre époque moderne comme la figure du proscrit qui unit un peuple contre lui, peuple qui lui dressera des mausolées et lui tressera des couronnes posthumes, lorsque, mort dans l’opprobre, il apparaîtra comme le paria qui portait le chaos et dont la mort a apporté la réconciliation, alors que ses paroles, si nous savons les lire vraiment, ne sont qu’une invitation à sortir de nous-mêmes, l’écrivain étant capable d’atteindre cela parce qu’il est constamment hors de lui-même, hors du corps social, du consensus. Parce que, solitaire, montré comme un paria, il est la victime parfaite, innocente, une sorte d’idiot, une proie toute désignée. « Les écrivains n’ont pas tout à fait la même constitution que le commun des mortels, et […] sont plus proches des idiots, des autistes ou des défunts que du reste de l’humanité, affirme Pascal Bugeaud dans La fiancée libanaise.
Puisqu’ils se sont eux-mêmes placés à la marge, il ne reste qu’à les pousser un peu pour les exiler de leur époque. Ce qu’on appelle le lynchage médiatique n’est autre que la version édulcorée des lynchages archaïques rassemblant les peuples divisés contre une victime sacrificielle, chaque époque produisant des faits à sa mesure, la nôtre étant devenue non-violente dans ses actes, l’écrivain faisant désormais figure de bouc émissaire lorsqu’il a le courage et l’audace de parler contre les dogmes.

Notre époque croit s’être définitivement écartée du religieux et du sacré, elle n’a au contraire jamais produit autant d’idoles érigées en vertus comme l’antiracisme, la tolérance, l’optimisme, le progrès, la solidarité… que Millet brise avec la jouissance de celui qui a échangé le fusil mitrailleur contre le verbe et qui sait qu’il le maîtrise mieux que personne. Aller à l’encontre des misérables dogmes de notre monde contemporain qui continue de combattre, lui, des chimères en croyant ainsi réaliser son unité, tel est la tâche de l’écrivain, lequel ne doit s’attendre à aucune récompense et doit au contraire se méfier de toute gloire immédiate.

« Avec les années, je prends toujours plus de plaisir à l’anonymat et au silence, mes livres parlant d’eux-mêmes, tout ce que je pourrais en dire étant forcément en dessous de moi et de l’idée que je me fais de l’écrit. De la même façon, je refuse d’être photographié : l’idée d’être sans visage me semble le commencement du salut. Redevenir sauvage me protège ; ce n’est pas là de la barbarie, ni la prétendue innocence du bon sauvage ; l’ensauvagement implique simplement de ne plus jouer le jeu qu’on exige de l’écrivain, ou de le jouer autrement, de s’écarter de l’espace social, et d’être seul, car c’est dans la solitude que je trouve la force de continuer, d’être libre, fût-ce contre moi-même, dit Pascal Bugeaud, l’écrivain qui, se trouvant « dans les salons du Grand Hôtel de Stockholm, assis entre Seamus Heaney et Nadine Gordimer, non loin de Naipaul, de García Marquez, de scientifiques et d’économistes, chaque nouveau venu me regardant comme si j’étais un des leurs » joue le rôle du nobélisé « jouissant non pas d’une gloire usurpée mais de l’ambiguïté de la situation, car ne recherchant pas ce genre de gloire, le prix Nobel n’étant plus qu’une cérémonie spectaculaire, un élément du grand divertissement planétaire, un événement appartenant au monde de la fausse valeur et de l’insignifiance ».

Le jeu de Pascal Bugeaud sur son ambiguïté autobiographique, faisant croire à la jeune fille qui est venue l’interroger pour sa thèse qu’il a été « nobélisé » rejoint les ambiguïtés de Richard Millet sur son autobiographie, afin de démontrer que la vérité factuelle n’a pas plus d’importance que son invention, que tout cela n’est que vanité et qu’il n’y a pas plus d’imposture à se dire « nobélisé » comme Jean Pythre, le simple, l’innocent ou comme l’écrivain Bugeaud, qu’à venir parader en public pour recevoir un prix qui n’a plus d’autre valeur que spectaculaire.

En cela Millet est bien de la famille de Bernhard, lui qui s’est acharné toute sa vie et même au-delà à contrer les instances officielles, lesquelles, malgré les scandales n’ont eu de cesse de le récompenser et de publier des œuvres que l’auteur même fit interdire à la vente dans les librairies autrichiennes.

Richard Millet n’acquerra le rang d’écrivain qui doit être le sien que lorsque sa mort, physique ou médiatique, aura mis fin au scandale qu’est son écriture pour certains.

Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, 354 pages.

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